CINÉMA
Pour le centenaire de la mort de Sarah Bernhardt, le Petit Palais dévoilait, en avril 2023, une exposition inédite sur la vie et l'œuvre d’une des premières stars françaises : "Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star". Premier film historique de Guillaume Nicloux, Sarah Bernhardt, la divine, tente à son tour de convoquer et redonner corps à l’esprit envolé d’une immense tragédienne.
C’est comme ça que la surnommait son filleul, Sacha Guitry. Cocteau inventa, pour elle, l’expression de “Monstre sacré”. Victor Hugo, lui, la surnommait : “Voix D’or”, en référence à sa diction ensorcelante et magnétique, enregistrée par les premiers phonographes à cylindres en 1900, alors qu’elle avait déjà 120 spectacles à son actif. Autant de surnoms ont tenté de capturer l’esprit rebelle et résolument moderne d’une femme qui pourtant n’entrait dans aucune des cases de son temps. Extravagante, indomptable, volatile, les adjectifs ne suffisent pas pour décrire cet apôtre de l’amour libre, magicienne de la métamorphose du “soi”.
De la tragédie classique aux comédies romantiques et bourgeoises, des rôles féminins à masculins, Sarah a tout joué, à jouer pour tout le monde, et parfois même aussi, se jouait de tout. Vénérée pour ses irrévérences, critiquée pour son anticonformisme, crainte pour son tempérament de feu, Sarah a autant de facettes qu’elle n’a eu de rôles sur les planches, ou, plus tard dans sa vie, de couleurs sur son ardoise. D’un passage raté à la Comédie-Française, au cinéma muet, en passant par le dessin de ses propres robes de scène et la sculpture, la vie de cette comédienne aux mues fascinantes n’avait alors jamais fait l’objet d’une adaptation au cinéma. C’est chose faite avec Sarah Bernhardt, la divine, qui sort en salles le 18 décembre prochain.
Fin du XIXe siècle. Le film s’ouvre sur une Sarah Bernhardt mourante, traits creusés, lèvres violettes, yeux cernés, elle gît sur son lit. Est-ce un rôle, une de ses célèbres interprétations, ou la fin d’une vie que l’on voit là ? Des exclamations et applaudissements transpercent soudainement le silence de l’ombre : la vraie vie n’est pas celle-ci. En revanche, l’actrice de 70 ans, yeux charbonneux et teint blême, souffre réellement d’une tuberculose osseuse. Elle retrouve le lit d’hospitalisation qui est le sien avant que l’on ampute sa jambe droite, une scène plus tard, en 1915. “En pleine fleur de l’âge, siffle-t-elle ironiquement, voilà qu’il fallait que je devienne l’estropiée, la bancale”. Dans une chambre bleue, froide, résonne la mélancolie d’une femme aux mille souvenirs. À son chevet, son filleul Sacha écoute les confidences d’une grande histoire d’amour insoupçonnée, vécue entre l’actrice et Lucien Guitry (Laurent Lafitte), père de ce dernier.
Le film utilise le procédé du flashback pour dynamiser son récit. Au centre de celui-ci : “La Journée Sarah Bernhardt”, du 9 décembre 1896, au cours de laquelle la gloire de l’actrice est célébrée par le Tout-Paris au théâtre de la Renaissance. Le spectateur voyagera ensuite aisément à travers plusieurs tableaux de la vie de la comédienne, jouée par Sandrine Kiberlain. Il y aura celui de la maladie et des confessions (en 1915), celui de la consécration et chute de la star (vingt ans plus tôt, en 1896), et celui de sa rencontre passionnelle avec Lucien Guitry (en 1886), intrigue principale du film.
Les aficionados d’Art Nouveau, du Paris des années 1900, des figures emblématiques de la IIIe République y trouveront leur compte, entre esthétique soignée et références contemporaines que l’on ne compte plus. En cela, le film fait une élégante reconstitution des charmes de l’époque. Les gramophones crépitent au son des douces partitions de Debussy, le style “nouille” envoûte les vitraux multicolores, l’avènement de la “Fée Électricité”, illumine mon tout.
Le film évite le récit linéaire et se pare d’un dynamisme certain, sur fond d’habiles retours en arrière, velours somptueux, haut-de formes et dentelles délicates. Dans une sophistication manifeste, d’illustres figures contemporaines reprennent vie aux côtés de Sarah, qui se vantait d’ailleurs dans ses Mémoires de la familiarité qu’elle arrivait à instaurer avec chacun d’entre eux. Car elle les a tous séduits : Sigmund Freud, Victor Hugo, Edmond Rostand, Le Prince de Galles : “Chaque doigt est une dizaine, laissez-moi compter”, s'enquiert-elle en érigeant la liste de ses requêtes. Le manque de scènes extérieures, cela dit, emprisonne le film dans un huis-clos frustrant par moment, tant ou aurait aussi aimé voir les rues du Paris des Expositions universelles, celui chanté par Barbara Pravi dans son nostalgique “Pigalle” (2020):
“J’aurais tout fait, tout essayé, les cabarets, les enseignes
Pour m’en sortir, pour exister et finir sur scène
Ou est donc ta folie, Pigalle ? Et ou sont tes années folles ?
Qu’est devenue ta sublime, Pigalle, ton allure frivole ?”
Femme de son temps, richissime et célébrée dans le monde entier, la comédienne était loin d’être détachée des grandes affaires politiques et des réalités du “dehors”. Elle buvait l’absinthe des bouillons de Saint Germain (“La fée verte”, pour les intimes de l’époque) aux côtés d’Émile Zola, s'insurgeait à table contre l’antisémitisme pendant l’affaire Dreyfus, montait sur scène dans une chaise à porteurs sur le front de la Grande Guerre, et assistait aux incroyables révolutions de son temps.
Sarah Bernhardt est une personnalité auréolée d’un certain mystère. Elle qui a toujours menti sur son âge, on ne sait d’elle ni sa date de naissance, ni l’origine de son père. Un incendie de l’Hôtel de Ville de Paris, en 1871, a détruit tout l’état civil de la comédienne. Sa vie sentimentale, que l’on sait très mouvementée et libérée, est peu documentée, elle-aussi, bien qu’à l’instar d’Anatole France - elle préférait certainement “la folie des passions à la sagesse de l’indifférence” (Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1881). On lui connaît ainsi des liaisons avec des artistes, acteurs, et notamment avec une femme, la peintre et illustratrice Louise Abbéma. Dans le film, cette dernière est interprétée par l’actrice Amira Casar, qui avait déjà joué dans le sulfureux Paris des années 1900 avec Curiosa (de Lou Jeunet, 2019).
Le film semble s’adresser à un public plutôt averti qui saurait déjà tout de la grande comédienne, en ce qu’il préfère s'appesantir sur ce qu’on ne sait pas d’elle. Ainsi, celui qui n’est guère familier avec l’histoire de la star, ne connaîtra pas ses grands succès, de Phèdre à La Dame aux camélias, de l’Aiglon à La Princesse lointaine d’Edmond Rostand, en passant par Lorenzaccio, d’Alfred de Musset. Le film fait une impasse regrettée sur l’envergure d’une carrière exceptionnelle, faite de tournées internationales et de rôles influents. En véritable icône du rayonnement culturel français pour l’époque, elle est pourtant l’une des premières stars à avoir voyagé sur les cinq continents. Dans Ma double vie (1907), elle y décrit la ville de Chicago et le succès qui “dépassa pendant quinze jours les prévisions de tous”. Elle y dépeint avec poésie et sensibilité : “la vitalité de la ville dans laquelle se croisent, sans jamais s’arrêter, des hommes au front barré par une pensée : le but. Ils vont, ils vont, ne se retournent ni à un cri, ni à un appel de prudence. Ce qui se passe derrière eux, peu leur importe. Ils ne veulent pas connaître le pourquoi du cri poussé : et ils n’ont pas le temps d’être prudents ; le but les attend.”
Le film semble ainsi vouloir percer à jour l’intime, fantasmer une réalité aux sources laconiques, et créer de toutes pièces une romance sur laquelle on ne sait presque rien. C’est un parti pris qui ne plaira sans doute pas à tous, et qui, peut-être, rentre en désaccord même avec l’essence même de ce que l’actrice espérait projeter d’elle-même - une femme avant-gardiste, animée par l’art théâtral seul, plutôt que par la fugacité de certaines conquêtes masculines.
Retenons tout de même l'interprétation dévouée et pétillante de Sandrine Kiberlain qui arrive à capturer avec justesse une fraction d’un esprit sauvage, difficilement réductible à 90 minutes de film. À ses côtés, Laurent Lafitte joue à la perfection un homme tiraillé par l’ambivalence de ses sentiments, tantôt charmé puis repoussé par cette “Prêtresse de la poésie”. Un duo que l’on aime retrouver à l’écran, 10 ans après la comédie dramatique Elle l’adore (Jeanne Herry, 2014).
Cent ans après sa disparition, celle qui “voulait plaire jusqu’aux portes de la mort”, selon les dires de Colette, fascine toujours autant. Comme l’écrit Benoît Duteurtre : “L’essentiel de son art demeure englouti pour toujours, cependant qu’une mince partie nous en est parvenue à travers les premiers enregistrements phonographiques et les premières images de cinéma. Le son crépitant des uns, l’image saccadée des autres confèrent à ces documents une valeur archéologique et même un pouvoir d’émotion - insuffisant toutefois pour éclairer vraiment l’emprise d’une telle artiste sur son époque.” (Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles, 2022). Sarah Bernhardt, la Divine, a le mérite d’essayer d’en “recoloriser” le souvenir impérissable.
Interview de Sandrine Kiberlain et Laurent Lafitte, à paraître prochainement sur S-quive
"Sarah Bernhardt, la Divine", en salles le 18 décembre prochain.