MUSIQUE
Publié le
9 juin 2023
La première chose qui apparaît quand on essaye de mettre des mots sur Christine and the Queens, c’est l’impossibilité de trouver les bons. La deuxième chose qui jaillit lorsqu’on écoute la musique de Redcar, ce sont les mouvements incontrôlés de son corps. La troisième chose que l’on comprend de Chris, c’est la douce rugosité des frottements des corps et des esprits. Par son art, il nous guide dans l’instantanéité sans y être. Il nous place dans un paradoxe sensé. Il nous fait voir ce qu’on écoute, et écouter ce qu’on voit. Il n’y a rien de plus évident et limpide que les compositions troublantes et opaques de l’artiste. Avec sa nouvelle proposition, enregistrée en une prise dans le studio du producteur Mike Dean à Los Angeles, et sublimement intitulée Paranoïa, Angels, True Love, le producteur et auteur s’est entouré de Madonna ou 070 Shake pour, amoureusement, affirmer la risibilité de définir l’indéfinissable : l’identité.
La musique est un langage unique au regard de toute autre forme d’art. Car chacun pense pouvoir le comprendre, juger, critiquer, condamner ou propagander. Pourtant, il est évident que les textes de Christine and the Queens demandent un effort. Une démarche physique autant qu’intellectuelle éprouvante car on s’y heurte. Comme un ébat d’une violente douceur, ses œuvres sont un espace-temps de rencontres et de renouveau. A chaque écoute, nous progressons dans un univers complet aux possibilités infinies. Pourtant, perdu dans cette immense sonorité, nous nous repérons avec la fiabilité sans faille de savoir être au bon endroit au bon moment.
Dans cette vie morte, le compositeur nous conduit au-delà. Il chante le deuil en nous murmurant : "Savez-vous comment c’est d’aimer ?". Il murmure le désir en nous chantant "ses larmes qui courent sur ses joues". Il crie son sentiment d’être étranger à lui-même à parfois regarder "le film d’un autre". Il cueille le silence imagé des perles de pluies dans ses mots. Avec "Tears can be so soft", celui qui danse sur scène redonne le mouvement à l’inertie sociale. Dans la "selfielisation", il ose une civilisation qu’il sait encore possible. Il dénoue les manches qui défigurent nos visages pour se voir dans les yeux marrons qui se reflètent au réveil. Plus que jamais Christine and the Queens parle de la fausse identité dans nos gestes et nos pensées. L’audace se porte de plus en plus à nos pieds. Tout le monde se fixe éhontement dans une violence facile. Il marche pour redessiner à coup de poing les contours du cadre.
Ce qui caractérise particulièrement cet auteur, c’est son insoluble humanité dans le flot des besoins d’identification. Chris ne cherche aucune image, aucune personnalité, aucune esthétique, aucune étiquette qu’on lui tatouerait. Il œuvre à se mouvoir dans ses propres intentions, sentiments, émotions, réussites, erreurs, amours et haines. Nous nous efforçons aujourd’hui à penser la liberté dans notre identité face à "des lois non écrites de la communauté humaine". Mais la réalité est que nous voyons ce que les autres veulent nous montrer. Jusqu’à ne plus se reconnaitre, car trop inquiets à se fourvoyer et engendrer une paix sinistre. Nous nous figeons alors dans nos gestes, pour désapprendre ce que nos mains ont en mémoire à notre naissance.
Christine and the Queens est un danseur qui chante avec ses mains car il a su préserver les souvenirs d’un héritage primitif. Dans le clip "To be honest", on constate, une fois de plus, à quel point ce sont elles qui relient toutes les images comme la musique. Nous prenons les mains de ceux que nous aimons parce que, paume à paume, nous cherchons à sentir leurs battements identitaires. Kundera, dans son livre Identité, compte un couple se plaçant en marge du monde pour s’aimer librement. Mais, là sera l’erreur funeste des amants : s’isoler pour devenir.
Ici, je vais pour une fois prendre le temps de quelques lignes à la première personne. J’ai toujours affirmé que la musique était le meilleur (voire l’unique) média de rencontre. Mais, force est de constater le clivage de plus en plus manifeste et rigide par notre consommation et notre rapport à cet art. Nous ne prenons plus le temps de sentir le pouls du chant de l’autre. Nous nous cloisonnons dans ce qui nous symbolise confortablement. Au point de se confiner de l’extérieur. C’est là que l’œuvre de Christine and the Queens vient nous ouvrir une porte dont on a tous jeté la clef. Il nous prend alors la main avec rugosité ; et comme la première fois, nous sentons toute l’identité de notre monde prendre vie.
Nous nous obstinons à donner du sens à l’identité de tout à chacun pour devenir Homme. Nous nous pensons à travers des mots de plus en plus longs. Nous nous personnifions dans des acronymes. Le danseur chante avec ses mains une inspiration salvatrice. Il n’est ni loin des codes de l’industrie musicale, ni à l’encontre des mœurs, ni même tout ce qu’on pourra lui coller à la peau. Il est cet instant suspendu où nous nous souvenons qui nous sommes. Ce moment fragile où on sent dans sa paume la puissante délicatesse du premier souffle de son enfant ; où l’on sent dans sa paume pour la dernière fois la délicate puissance d’une vie qui s’essouffle. On sent dans sa paume notre Tout pulser.
C’est dans cet espace-temps que nous vivons la musique de Christine and the Queens. A l’instar de "A day in the water", on plonge en eaux profondes, jusqu’à ce que le monde gomme son aura. Au fond de ce noir abyssal se dessine comme une boussole. Une lumière honnête qui conduit au-delà de soi, au-delà de l’autre, au-delà des lissages conventionnels… Tu te vois enfin ! Dans la rugosité de ce phare qui prend vie on ne trouve rien ! Plus de mots, plus d’images. Autrement dit, l’identité dans son chaos le plus ordonné. Autrement dit, l’Homme dans sa complexité la plus simple. Autrement dit, l’être qui est. C’est tout !
L’album "PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE", de Christine and the Queens, est disponible dès aujourd’hui.
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