INTERVIEW
Publié le
27 juin 2023
Docteure en théorie du cinéma et spécialiste du genre et de ses représentations, c’est en tant que réalisatrice qu’Iris Brey a présenté les deux premiers épisodes de sa première série baptisée Split au Champs-Élysées Film Festival, vendredi dernier. Avec en tête d’affiche les actrices Alma Jodorowsky et Jehnny Beth, cette fiction diffusée sur France.tv Slash, à la rentrée, suit la trajectoire d’une cascadeuse qui tombe amoureuse de la star de cinéma qu’elle double. Une réalisation intense, engagée et érotique qui fait la part belle aux sensations, plus qu’à la nudité. Sur un rooftop de la plus célèbre avenue parisienne, Iris Brey nous raconte la genèse de ce projet et sa vision de la place des femmes dans le 7e art, aujourd’hui. Rencontre.
Vous faites partie des invités de cette 12ième édition du Champs-Élysées Films Festival, axée cette année encore sur le "Girl Power". Qu’est-ce que cette expression, souvent galvaudée, signifie pour vous ?
Ça me rappelle surtout les Spice Girls et le concert que j’ai pu voir adolescente. C’est une section qui existe dans ce festival depuis maintenant trois ans, qui a suivi les mouvements féministes dans le cinéma et la musique des années 1980 aux années 2000. Pour moi, le "Girl Power" veut surtout signifier une entraide entre femmes. Ce qui est important, si on revient vraiment au mouvement du "Girl Power" et des Riot Grrrl dans une scène punk beaucoup plus radicale, moins axée sur le produit même des Riot Grrrl mais plus sur la manière de créer, je pense que je me sens très proche de cela. Réfléchir à la façon de créer des œuvres et de les fabriquer, dans une société patriarcale, est au cœur de mes projets.
Ce soir, vous présentez deux épisodes de votre première série baptisée Split. Cette fiction suit la trajectoire d’une cascadeuse qui tombe amoureuse de la star de cinéma qu’elle double. En tête d’affiche, les actrices Alma Jodorowsky et Jehnny Beth. Comment et pourquoi les avez-vous choisies ?
J’avais vu Jehnny dans un film de Catherine Corsini où il était question d’inceste lorsque je m’intéressais aux représentations cinématographiques dans le cadre de l’écriture de mon dernier essai : La culture de l’inceste. C’est une comédienne, que j’avais aussi vue chez Audiard, et que je trouve très sensuelle, très animale et qui reste pour autant très mystérieuse. C’est aussi une artiste, une chanteuse, quelqu’un qui vient de la scène. Je trouvais ça intéressant de faire ce film avec elle, qui travaillait déjà beaucoup avec son corps. Alma, je la connais depuis longtemps puisque nous avons grandi dans le même quartier, à Ledru-Rollin, à Paris. C’était une amie de ma petite sœur donc c’est quelqu’un que j’ai beaucoup vu. Quand je lui ai fait passer le casting d’Anna, c’était une évidence, c’est ça qui est intéressant dans les castings. Il y avait aussi une ressemblance entre les deux comédiennes qui m’intéressait puisqu’il est question de doublure. Quelque chose de leurs visages était proche et en même temps tellement différent. Cela collait très bien au projet et j’ai aussi, bien évidemment, été aidée par ma directrice de casting, Elodie Demey, qui m’a suivie pendant ce long procédé.
"Je ne voulais, qu’à aucun moment, mes comédiennes se sentent utilisées."
"Dès qu'elle est arrivée sur le tournage, on a tout de suite su qu'elle était à sa place de réalisatrice". C’est ce qu’a dit Jehnny Beth dans une interview pour France Info. Il est vrai que nous vous connaissions pour vos ouvrages axés sur la représentation de genre et de sexualité. La transition avec la réalisation s’est faite naturellement ?
Oui, c’était assez simple de me retrouver sur un plateau. Je pense que c’est parce que j’avais beaucoup préparé ce tournage, j’étais aussi entourée de techniciennes qui m’avaient beaucoup aidées. J’avais une vision assez claire de la mise en scène et de la façon d’y arriver. Ce qui m’angoissait le plus, c’était la manière de diriger des acteurs. Je viens du cinéma, je suis prof de cinéma donc expliquer un cadre, une mise en scène ou avoir une idée de mouvement, c’est quelque chose qui m’est assez naturel. C’était plutôt dans le prolongement du rôle de prof que j’avais pu avoir. Par contre, diriger des comédiens, c’est différent mais c’est aussi transmettre une vision et arriver ensemble à un résultat. C’est quelque chose qui m’a beaucoup plu et je me suis sentie vite à ma place sur le plateau.
Cette série souligne la difficulté et la renonciation à certains privilèges ou du moins, de facilités, quand on passe de l’hétérosexualité à l’homosexualité dans notre société. Mais, c’est avant tout une histoire d’amour entre deux femmes lesbiennes ET heureuses. C’était important de porter cet angle sur grand écran ?
Oui, je pense que c’est très important de montrer que c’est quand même très joyeux d’être lesbienne. C’est une très grande liberté et c’est souvent utilisé dans une narration comme un point dramatique, qui va amener de la tragédie. Je voulais, au contraire, montrer qu’une fois qu’on a fait la bascule, des choses joyeuses nous attendent.
On vous a souvent interrogé sur cette idée de "regard féminin", que vous n’opposez pas au regard, dit "masculin". Cependant, en quoi votre regard de femme a orienté votre manière de réaliser cette série ?
J’ai quand même conceptualisé le terme de "regard féminin" donc cela vient beaucoup de mes écrits théoriques. Je ne sais pas si c’est vraiment un regard de femme mais plutôt de théoricienne du cinéma. Avoir écrit trois livres de théories m’a donné envie de réaliser certaines choses et je savais comment les fabriquer et les montrer. Je ne voulais, qu’à aucun moment, mes comédiennes se sentent utilisées. Je ne voulais pas leur voler des choses mais être dans un processus de collaboration et de création, autant avec les comédiennes que les techniciennes. Ma place de théoricienne m’a permis d’aborder les choses sous cet angle.
"J’avais envie d’une série érotique mais sans nudité."
Il y a peu de nudité mais beaucoup de sensations… Peut-on parler d’"une caméra du sentiment" ?
Effectivement, j’avais envie d’une série érotique mais sans nudité. Je ne voulais pas que ce soit le moment où elles se déshabillent qui deviennent "LE" moment d’érotisme, mais plutôt la rencontre des peaux. Je souhaitais être dans un cinéma de sensations et de sentiments pour qu’on ressente avec elles, et que l’on ne soit pas à l’extérieur, en train de les regarder.
Le split screen (diviser l’écran en plusieurs cases) facilite cette démarche ?
Je ne sais pas si ça la facilite mais cela m’intéressait de chercher, avec cette forme, ce que cela pouvait provoquer. J’avais l’intuition que le split screen pouvait évacuer la notion de voyeurisme parce que cela demandait aux spectatrices et aux spectateurs quelle image ils souhaitaient regarder. Quand il y en a plusieurs, ça nous rend beaucoup plus actifs, donc jamais être dans un rôle passif. C’était aussi pour que l’association d’images et la juxtaposition puissent appartenir à tous et provoquer votre imaginaire. Je trouvais joyeux que ça devienne une œuvre collective en utilisant ce procédé. Tout le monde ne va pas y voir la même chose, ni ressentir la même chose. C’est pour cela que ça m’intéressait de travailler autour de ce format-là.
Présentée en avant-première au Festival Séries Mania de Lille, la série sera diffusée sur France.tv Slash à la rentrée. Comment appréhendez-vous le retour du public ?
[Rires] Je suis très stressée car c’est le travail de toute une équipe donc on ne sait jamais comment cela va être accueilli. C’est ma première série donc je m’attends, à la fois, à rien, et à tout ! J’espère surtout que les spectatrices auront l’impression que c’est une œuvre qui leur ressemble et qui leur ai adressées. C’est une réalisation contemporaine et j’espère que ça leur fera du bien. J’espère qu’elles auront l’impression d’avoir été regardées. Si c’est le cas, je dormirai mieux la nuit ! [Rires]
Dans un premier temps, le grand public vous a connu comme auteure : Sex and the Series (2018), Le regard féminin (2020) et plus récemment La culture de l’Inceste (2023), un ouvrage collectif écrit avec Juliet Drouar, entre autres. Des œuvres aussi porteuses et engagées que les combats menés par beaucoup d’actrices et de réalisatrices dans le cinéma. Si vous deviez faire un état des lieux de la situation des femmes dans le 7e art aujourd’hui… Certaines réalités vous laissent perplexe ?
[Rires] Beaucoup de choses me laissent perplexe ! Ce qui m’intéresse, par exemple, c’est une nouvelle association qui s’appelle A.D.A (Association Des Acteur.ices) avec qui je travaille de façon très fréquente. Un documentaire va, d’ailleurs, être projeté durant ce festival pour montrer tout le travail que nous sommes en train de faire autour de l’intimité et essayer de faire en sorte qu’il y ai davantage de coordinateur.ices d’intimité sur les plateaux en France. Après, beaucoup de choses me laissent perplexe, par exemple, quand Mediapart sort une enquête sur Gérard Depardieu et qu’il ne se passe rien… J’ai l’impression que plein de noms sortent mais qu’il n’y a pas vraiment de réactions. Le plus important aussi, c’est qu’on transforme notre manière de faire des images et qu’on arrête de penser que les actrices sont juste de la chair. Ça me tient à cœur et ça révolutionnera nos images si on arrive vraiment à considérer nos comédiennes.
La domination patriarcale pointée du doigt dans les différents domaines artistiques, pour ne citer qu’eux, vous paraît-elle si inébranlable ?
C’est très difficile. Ce sont des milieux encore pensés par des hommes et pour des hommes. On est encore loin de la parité à plein d’endroits. Je pense que le Festival de Cannes nous a montré à quel point les sujets qui touchent les féministes ne sont pas considérés par les personnes décisionnaires. Le chemin est encore long mais j’ai l’impression que de plus en plus de comédiennes et de cinéastes prennent la parole. Je trouve plutôt joyeux qu’on arrive à se reconnaître et à se rassembler.
Ce dimanche, vous animez la Masterclass de la réalisatrice et productrice américaine Eliza Hittman — invitée d’honneur du festival —. Que représentent cette femme et son œuvre pour vous ?
C’est une cinéaste que je suivais. Elle avait fait un film sur l’avortement, Never Rarely Sometimes Always, et j’avais écrit un petit texte dessus, dans un ouvrage collectif qui s’appelle Sororité, dirigé par Chloé Delaume. Ce qui m’émeut le plus dans les films d’Eliza Hittman, c’est quand les personnages se tiennent la main. C’est une cinéaste qui sait filmer les gestes et l’entraide et qui porte un regard sur un moment de l’entrée dans la vie d’adulte qui est à la fois tendre et très juste. Ce sont des choses que l’on voit assez rarement. C’est une cinéaste importante pour moi.
Vous travaillez actuellement sur un projet de long-métrage… Peut-on en savoir plus ?
[Rires] Pour l’instant non ! Ce n’est pas du tout pour faire des mystères mais il s’agira encore d’une histoire d’amour entre deux femmes. Je peux vous dire ça !
Et un nouveau livre… ?
Non, je crois que nous avons été terrassées par l’expérience d’écriture de La culture de l’inceste. Pour moi, c’est encore trop douloureux de me remettre à l’écriture.
"Split", réalisé par Iris Brey, disponible sur la plateforme France.tv Slash, à la rentrée.
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