INTERVIEW

Prune Nourry : “Je me demande continuellement quelle est la place de l’art dans un chemin de guérison ?”

Publié le

13 janvier 2025

Jusqu’au 1er mars prochain, le projet de l’artiste plasticienne Prune Nourry, baptisé “Vénus”, est exposé à la galerie Templon (Paris IIIe). Si 8 Vénus ont été sculptées au cœur de Saint Denis et sont présentées à Templon, 108 seront exposées à la gare de Saint-Denis Pleyel en 2026. Une façon pour l’artiste de commencer à s’ancrer dans cette ville. Rencontre.

Prune Nourry, Atelier de Saint-Denis ©Eléa-Jeanne Schmitter, 2024

“Prune les répare autrement”, confesse Ghada Hatem, directrice de la maison des femmes de Saint-Denis. “Vénus” est une histoire de renaissance et de reconstruction, un croisement entre la Maison des Femmes, un lieu de soins pour les victimes de violences, et Prune Nourry, artiste qui sculpte à travers les maux et mots des récits, les corps des huit femmes qui ont accepté de collaborer avec elle. Là où l’art est souvent associé à la perfection esthétique, l'exposition “Vénus” ne cherche pas cette perfection mais puise sa force dans les fragilités personnelles. Expression de la volonté de parler en profondeur de blessures qui, par le collectif, tentent d'être pansées. Un croisement, encore un, entre le chemin du groupe et celui d’une seule personne, qui ne peuvent exister l’un sans l’autre. C’est en ce sens que les Vénus sans les récits ne peuvent se façonner des mains d’une artiste qui, sans son oreille attentive, n’aurait su guider ses gestes. Sculpter ces corps. Comprenez que tout marche côte à côte dans le projet de Prune Nourry. Personne n’avance sans les autres. Traduction de ce qui se joue chaque jour entre les murs de la Maison des Femmes. Un art rédempteur donc, qui invoque l’intime et la confiance entre chacune des actrices du projet pour finalement créer une chair d’argile. Presque une nouvelle peau… S-quive a rencontré Prune Nourry avant l’ouverture publique de l’exposition le 11 janvier dernier. De précieuses confessions sur la genèse de son art, sur la sensibilité, et sur ce projet qui lie histoire, individualités, collectif et intimité…

Prune Nourry, Atelier de Saint-Denis ©Eléa-Jeanne Schmitter, 2024

À quel moment avez-vous décidé de centrer votre travail sur la place des femmes dans la société ?

Ça a toujours été au cœur de mon travail. D'abord avec le mythe de procréation, la question de l’origine et donc forcément de la femme enceinte, de l’embryon. À quel moment devient-on humain ? Est-ce que c’est quand les nerfs apparaissent au 14ème jour ?  Est-ce que c’est quand on est un embryon ou quand on devient un fœtus, ou seulement quand on naît ? Ces questions-là, on va dire de bioéthique, m’ont d’abord intéressée, ensuite j’ai travaillé sur la sélection du genre : le mythe de l’enfant parfait et les premières sélections que l’humain voudrait faire, qui seraient de choisir le sexe de l’enfant. Il y a la normalité, c’est l’enfant parfait. ll y a aussi pouvoir choisir le sexe, et ça arrive déjà. Ça se passe de manière culturelle depuis des milliers d’années avec une préférence pour le garçon. Depuis les années 1980 et l’apparition de l'échographie, il y a beaucoup de sélections notamment en Europe à travers l’Arménie, mais aussi en Asie à travers l’Inde et la Chine. Cette technique est utilisée pour sélectionner la fille et donc il y a un déséquilibre démographique qui s’est créé et qui ne fait que grandir. J’ai fait plusieurs projets là-dessus, “Hollydaughters” en Inde et “Terracotta daughters” en Chine.

"Ce qui m’intéresse dans un projet, c’est avant tout l’histoire de la personne que je rencontre."

Quel rôle a joué votre rencontre avec Ghada Hatem, directrice de la Maison des Femmes et gynécologue, dans ce projet ?
C’est vrai qu’il y avait le projet que je préparais pour la gare, qui était à la fois l’armée des 108 Vénus, mais inspirée des Venus préhistoriques, et le projet de “La terre qui m’est chair” pour collecter des terres qu’on mettrait dans ces Vénus. Mais je voulais aussi travailler avec une association spécifique, après avoir travaillé avec plusieurs associations pour le projet de la gare. Je voulais faire un projet à l’échelle plus intime et à travers la rencontre avec toutes les associations de Saint-Denis pour les projets précédents, parmi ces associations, il y avait la Maison des Femmes. J’en avais entendu parler depuis longtemps, et Ghada Hatem qui était une figure dont j’avais entendu parler également et que je rêvais de rencontrer est venue à l’atelier. Elle connaissait mon travail à travers les “Terracotta daughters”, notamment. C’est là qu’on a décidé de travailler ensemble. C’est là où je lui ai parlé de cette idée et elle a grandi à travers nos conversations et nos discussions. Ensuite, elle m’a ouvert les portes de la Maison des Femmes pour que je puisse aller à des ateliers, parler et présenter mon idée à des femmes pour voir qui accepterait de poser en tant que modèle, nue, au-delà des tabous culturels ou des traumatismes.

Prune Nourry, Atelier de Saint-Denis ©Eléa-Jeanne Schmitter, 2024

Justement huit femmes ont accepté de participer au projet. À quel point avez-vous échangé avec elles avant de commencer à sculpter ?
L’échange, c’était de me rendre à la Maison des Femmes, de me présenter, de leur parler du projet. Je parlais peut-être à 15 femmes dans un atelier, et il y en avait une seule qui me rappelait. Donc ça a été plusieurs semaines effectivement à aller à plusieurs ateliers et à parler à différentes femmes pour arriver aux 8 femmes modèles que je souhaitais sculpter pour le projet.

"Je me demande continuellement quelle est la place de l’art dans un chemin de guérison ?"

Quand vous vous lancez dans ce projet, le faites-vous avant tout pour elles ? Vous, qui croyez fermement en la force réparatrice de l’art.
On part soit du collectif vers l’intime, soit de l’intime vers le collectif. Toujours. Et c’est toujours un dialogue entre les deux. Ce qui m’intéresse dans un projet, c’est avant tout l’histoire de la personne que je rencontre. Cette rencontre, que ce soit un scientifique, un spécialiste avec lequel je vais échanger pour ancrer les racines d’un projet, un artisan avec qui j’ai collaboré pour pouvoir réaliser dans un matériau que je ne connais pas. Ou alors une ou un modèle qui va poser pour moi, qui va me faire confiance et qui va me raconter son histoire. Ensuite, c’est aussi comment est-ce qu’on cherche ensemble la part d’universel dans l'histoire ? Comment un fil nous unit dans un monde qui a plutôt tendance à chercher ce qui nous divise ?

Prune Nourry, Atelier de Saint-Denis ©Eléa-Jeanne Schmitter, 2024

Selon vous, quelle place peut occuper l’art dans un chemin de guérison ?
Ça, c’est une question, vraiment. C’est-à-dire que je me pose la même question, je n’ai pas la réponse là-dessus. C’est une question que je me pose continuellement, mais en tout cas, en tant que sculpteure, ça a été pour moi, qui ai été malade, une vraie aide pour aller vers un chemin de guérison, être dans la proaction, la création, et pouvoir le proposer à d’autres personnes, à d’autres femmes à travers les projets. En tout cas, c’est ce qui me parle.

Que faut-il esquiver en tant qu’artiste plasticienne ?
C’est d'être trop figée. Ce que j’aime dans la sculpture, c’est qu’on va pouvoir la toucher, elle va se patiner avec le temps, il faut éviter d’être trop figée. À la fois dans le temps, dans son temps et éviter les dogmes également. Lutter contre les dogmes, ça, c’est ce qu’il faut esquiver selon moi et surtout dans le monde d’aujourd’hui.

"Vénus", à la galerie Templon, jusqu’au au 1er mars prochain.

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