INTERVIEW
Publié le
18 octobre 2024
Lorsque Keziah Jones entre dans la pièce, une révolution d’ambiance s’opère. Sa guitare, son bonnet, son sourire accroché à une aura libre. Celui qui a inventé le blufunk n’a pas besoin de vous saluer pour vous inclure directement dans son paradigme. Il vous emporte sans mouvements, sa musique résonne sans un son, sa parole s’inscrit dans votre cœur sans un mot. C’est dans le cadre du Nancy Jazz Pulsations que S-quive a rencontré le compositeur nigérien. Un échange philosophique, social, littéraire, musical et humain comme il en est trop peu. Le compositeur se fait connaître sur nos ondes avec "Rhythm Is Love" dans le brillant Blufunk Is A Fact (1992). Aujourd’hui, il revient avec un album live enregistré dans un studio, et une tournée mondiale, après une absence de 11 ans. Une nouvelle ère, débutée avec le single "Melissa", dans lequel il ne perd pas ses convictions. Car voilà bien là toute la beauté de cet immense artiste : devenir ce qu’il est, être ce qu’il veut devenir. En permanence dans la zone, sa musique se trouve dans ce qu’il voit, vit, entend, ressent et touche. Elle impulse la vie elle-même. Une philosophie qu’il transmet avec une ardente sagesse. Dans un anglais à l’accent aussi beau qu’un langage universel, l’artiste s’est confié avec un calme subtilement agité. Il est évident, pour celui qui prête attention, qu’il considère pleinement l’onde de votre présence.
Cette année, vous êtes au Nancy Jazz Pulsations. Un festival qui existe depuis plus de 50 ans sur une musique qui n’a jamais été aussi populaire que le hip-hop l’est aujourd’hui, par exemple. Comment peut-on expliquer une telle longévité malgré tout ?
Je pense que tout festival qui a une bonne affiche perdurera. Le public viendra toujours voir les artistes, que ça soit dans un cadre plus jazz, plus rock ou plus hip-hop. Les gens se déplacent sans aucun mal pour des personnalités qu’ils aiment. Ce qui est important également, c’est d’avoir les meilleurs musiciens possible pour proposer de bons lives. C’est-à-dire un concert qui anime et fait bouger les foules. J’imagine que depuis 50 ans le Nancy Jazz Pulsations a su trouver les bons artistes à la fois musicalement mais aussi en termes de performance live. Tu as raison, il y a énormément de festivals, et beaucoup ne survivent pas. Parce qu’ils ne sont peut-être pas assez curieux pour se renouveler et s’ancrer aussi dans l’ère du temps (avec les artistes d’aujourd’hui) et qu’ils n’ont pas l’exigence de proposer une véritable expérience en concert pour le public qui va se déplacer.
Dans un portrait dressé par le Centre Pompidou de Paris, vous dites : "Je crois au pouvoir du son". De quel pouvoir et quel son parlez-vous ?
Le pouvoir du son signifie le pouvoir de la parole, des mots, de la création. Ce que tu dis et imagines va transformer et fabriquer une réalité. De nombreuses langues, et notamment ma langue natale, se basent sur cette pensée, cette philosophie, que le son est une force immatérielle qui donne accès à tout un univers qui influence directement notre monde. Mais quand je parle de musique, j’ajoute aussi le son des notes qui vont faire bouger les gens et qui vont transcender l’âme du public. Je ne parle pas de chanson simplement. C’est une question de "ton" ("tones"), de la qualité de ta voix, du son que tu proposes. Plus tu cherches le son parfait et juste, plus tu arriveras à mouvoir des foules et à les amener ailleurs. C’est ce que je vise en tant que musicien, je travaille chaque jour à donner le meilleur de moi pour trouver ce son.
"Ce qui m’a inspiré le plus avec Fela Kuti, c’est de voir le monde venir à cet artiste africain resté dans son pays. On voit trop le chemin inverse."
Fela Kuti est très cher à votre cœur et votre musique. Pourquoi ? Qu’est-ce que son jazz a de si différent et unique selon vous ?
Sa musique m’a accompagné enfant. Ce qui m’a inspiré le plus, c’est de voir le monde venir à cet artiste africain resté dans son pays. On voit trop le chemin inverse. Fela Kuti a créé un environnement qui a attiré le regard de milliards de personne, et de voir ça en grandissant, ça m’a me fascinait. Je trouvais ça extraordinaire. Quand je suis arrivé en Europe pour faire ma musique, ce parcours m’a aidé à trouver mon chemin artistique et humain. Son jazz est une histoire pour moi. Il raconte des aventures réelles et palpables, il use avec talent de métaphores et utilise les mots avec un tel talent ! Il décrit avec h umour, sentiment et émotion son pays. Sa façon de vivre, sa philosophie et son rapport au monde m’attirait parce que je n’avais jamais vu ça auparavant. Au-delà de son art, c’est un artiste que j’aime pour sa rébellion, sa manièrede s’habiller unique, ses concerts étaient incroyables, son lifestyle était dingue ! Je savais que c’était un artiste et une personne que je pouvais suivre et prendre exemple en tant qu’être humain, comme en tant que musicien. Parce qu’il est un exemple de chemin parcouru sans jamais s’éloigner de ses convictions. Ça a conduit le monde à venir à lui pour ce qu’il était tout entier.
Dans votre parcours, on vous connaît pour le blues et le funk. Mais avec le temps, le jazz a pris une place tout aussi majeure. Qu’est-ce que le jazz transmet de plus par rapport à ses grand-frères ?
C’est une musique qui fait danser, qui tend à la liberté essentiellement ! C’est un courant qui t’amène à savoir follement ce que tu veux faire. Je pense que c’est cet esprit révolutionnaire que le jazz amène. Il y a parfois quelque chose d’anarchique dans ce style qui t’emporte à une liberté de jeu et d’esprit. Aujourd’hui, malheureusement c’est une musique assez conservatrice, mais elle garde ce fondement intangible. Par exemple, Chief Adjuah continue à proposer un jazz pur, politique, social et artistique.
Si le jazz fait danser les foules, est-ce que le blues concerne plutôt l’âme de l’être humain ?
Pour moi, le blues est une documentation de l’intimité, de l’âme et de l’expérience d’une personne. En raison de son esprit mélancolique. C’est une musique essentielle. Tu dois explorer, jouer, comprendre et te perdre dans le blues, si tu veux jouer du jazz.
"Dans le jazz, il faut esquiver le fait d’être trop conscient de ce que tu fais."
Que faut-il esquiver dans le jazz selon vous ?
Il faut esquiver le fait d’être trop conscient de ce que tu fais. Si tu es trop alerte, si tu te demandes trop souvent ce que les gens pensent de toi, si tu captes trop ce qui plaît ou ne plaît pas par rapport aux tendances, ça te détourne de ton art, de ta musique. Ça a l’air fou ce que je dis ! [Rires] Ce que je veux dire, c’est que si tu veux pleinement explorer ta musique, il faut que tu t’y jettes et t’y plonges pleinement sans aucune autre distraction qui viendrait de l’extérieur. Il faut que tu sois dans ta "zone". Parce que, quand tu commences à réfléchir, tu sors forcément de la zone, et tu commences à faire des erreurs. Ce qu’on te dit de bien ou de mal sur ton art, c’est de la distraction, ça ne signifie rien d’important.
Vous aimez la littérature japonaise, notamment Haruki Murakami. Lui, qui était passionné de musique, notamment de jazz a dit : "Si vous me demandez où j'ai appris à écrire, ma réponse est dans la musique". Est-ce qu’en lisant Murakami vous avez appris à créer de la musique ?
En fait pas du tout ! [Rires] Beaucoup de personnes que je connais utilisent la musique pour écrire ou peindre. De mon côté, j’utilise des images mentales, des films ou ce que je vois directement dans la vraie vie pour composer et écrire. Ça n’est pas la littérature (donc les mots) directement qui m’amène à créer de la musique. Je suis quelqu’un de plus visuel.
Qu’est que la musique pour vous ?
Pour moi c’est le "background", l’origine de tout ce qui est possible. La musique est partout, pour peu que tu tendes l’oreille et que tu prennes le temps d’écouter. Quand tu regardes un coucher de soleil, quand tu écoutes tes amis ou que tu aimes quelqu’un il y a un son, une ambiance…et ça c’est de la musique ! C’est de la musique que la vie se meut, qu’elle a du sens, qu’elle prend vit !
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