MUSIQUE
Parfois, la violence vous porte. Il faut que cela déborde. Comme un cri de ralliement avec soi-même. Un étendard braqué vers le cœur pour le transpercer sans hésiter. Rien de plus que se laisser aller à son humanité la plus animale. Avec 70 milliards d’écoutes, 208 millions d’abonnés, 65 millions d’auditeurs mensuel, 9 Grammys, 2 Oscars et 2 Golden Globes, Billie Eilish semble venir de bien au-delà des frontières terrestres. Transformée par nous-même en sorte de météorite de toute une génération. Elle ne cesse de se débattre dans l’océan sans lumière et sans air dans lequel nous l’y avons plongé. Sans aucune porte de sortie, sans même une main tendue au ciel. Voici venue la sortie du 3ème album de la chanteuse de 22 ans, seulement, au titre évocateur : Hit Me Hard And Soft ("Frappe moi fort et doucement"). Parce que, parfois, même si on combat la haine, il y a des jours où ça vous porte. Et, il serait un tort de penser que ça nuira à la beauté du monde. Après une semaine d’écoute intensive, retour sur la nouvelle proposition, d’une jeune fille aux cheveux kryptonites, qui a beaucoup plus d’humanité à proposer que nous, dans sa tendresse brutale. Un paradoxe que vous pourrez apprécier en concert à l’Accor Arena les 10 et 11 juin 2025.
Peu importe le talent, le travail, la réussite ou l’échec, c’est pareil pour tout le monde. Faire de la musique n’est pas simplement composé un album. Car, nous serions tous artistes. Pour le Met Gala en 2021, Billie Eilish refuse de porter une tenue différente de son style habituel si la maison Oscar de la Renta ne cesse pas de commercialiser de la fourrure. Ce que la marque fera. Elle soutient le mouvement body positive. Elle a écrit et produit, en 2020, le court-métrage Not my responsability en réponse au body shaming, et aux standards de beauté imposés aux femmes. Pour sa tournée mondiale, elle s’entoure de Reverb qui fournit des instruments professionnels d’occasions, Support + Feed qui œuvre en faveur d’une transition mondiale vers un système alimentaire équitable à base de plantes, ou encore RockNRefill dont 100 % des dons récoltés par la vente de bouteilles recyclées sont destinés à soutenir des organisations et des causes à but non-lucratif. Quel rapport avec l’album penserez-vous ? Et bien tout, pour ce qui est de ce cas précis, en tout cas. Car en abordant le suicide, la santé mentale, les cauchemars, les peurs de la jeunesse contemporaine, les addictions néfastes, le chagrin d’amour, la solitude, mais aussi l’espoir de toute une génération, l’artiste lie les mots aux gestes ; la parole à l’action ; l’idée à la pratique ; la philosophie à la vie sociale ; l’impulsion au mouvement : la musique à l’Art.
Nous penons, avec trop de certitudes, que l’industrie musicale s’arrête de proposer des musiques qui fonctionnent en radio. Comme si cet art n’avait pas d’influence sur le monde, sur la société et sur notre être directement. Sauf qu’il ne faut pas oublier une chose : nous parlons justement de l’art le plus répandu et le plus consommé au monde. La sœur de Fineas ne fait pas uniquement de la musique : elle impulse un mouvement. Son jeune âge lui donne une maturité que les plus âgés d’entre-nous ont perdue pour de la paresse. L’Américaine est issue d’une génération qu’on peut rapprocher de celle qui a connu la naissance d’Internet : celle qui a connu la naissance de l’interconnexion mondiale avec les réseaux sociaux. Nous affirmons, avec trop de facilité, que cette nouvelle ère profite des erreurs, et des réussites, des anciens. Qu’elle est dans l’aisance, et le profit d’un héritage. Mais, sommes-nous sûr de ce qu’on nous leurs avons donné ? Car en réalité, ce sont bien des personnes comme Billie Eilish, qui essuient les plâtres de ce que nous avons créé : une matrice planétaire. Et, quel exemple hors-norme elle fait ! Sans jamais être dans la position d’accusatrice, la bad guy fait preuve d’une intelligence dénonciatrice et unificatrice passionnante typique de son temps. Comme une anémone, elle est discrète au parfum subtil d’insolence amoureuse.
En abordant le suicide, la santé mentale, les cauchemars, les peurs de la jeunesse contemporaine, les addictions néfastes, le chagrin d’amour, la solitude, mais aussi l’espoir de toute une génération, l’artiste lie les mots aux gestes.
Après l’explosion de When we fall asleep, where do we go?, Blohsh (surnom pour sa ligne de vêtement) se voit face à l’impossible exercice du second album. Une impasse sinueuse plus encore au regard pénitencier qu’on lui portera. De sous le lit, on passe sous la lumière suffocante du fanatisme ; de sous l’ombre, on passe sous la piétinante hystérie des médias qui vous attend au virage. En somme, une mission impossible tant la possible chute semble inévitable. Voilà qu’arrive Happier Than Ever. Là où le premier album nous laisse comme un adolescent perdu dans le noir avec ses démons ; celui de cette nouvelle proposition nous laisse fébriles comme un stagiaire face à la découverte du monde du travail.
Il ne faut pas oublier que Billie est âgée de 20 ans, et qu’elle est rentrée dans le système de l’industrie à grande échelle avec la force d’une météorite. Plus que de prouver qu’elle était capable de transformer l’essai, elle devait démontrer sa légitimité à être dans une sphère d’adulte. Alors, c’est un visuel glamour, sexy, sensuel, désirable, lissé, conforme et universel qui se dessine. Un coup de maître quand on écoute et regarde ensuite le premier single "Lost Cause" pour la promotion de cette autre proposition. Un clip désirable, érotique, social et politique. Aux paroles piquantes comme une caresse en bas du dos et grinçante comme une caresse qui s’arrête en bas du dos : "Je sais que tu penses que tu es un hors-la-loi ; Tu n'es rien d'autre qu'une cause perdue". Un boom signature dans le beat global de l’album. Auquel s’ajoute des envolées vocales chirurgicales qui laissent entendre combien la chanteuse n’a rien à prouver, mais simplement à faire ce qu’elle veut.
Ce second projet sonne directement comme un deuxième. Tout est fait pour répondre à une commande de marqueteurs avec un twerk en guise de signature de contrat. On en revient à la première partie de notre portrait : il ne faut pas croire que la nouvelle génération incarnée par Billie Eilish (entre autres) n’est pas dépourvue d’audace fulgurante. On ne peut prendre ici le temps d’analyser toute son œuvre. Mais force est de constater que, là encore, la jeune artiste fait de la musique un Art en toute lettre. Si précédemment, c’est la société qu’elle emporte dans son onde positive. Avec son apparente réponse conformiste, sa musique égale à elle-même et son évolution intime et artistique ; c’est, cette fois, toute l’industrie artistique qu’elle réorganise. Plus que de transformer les choses, elle les transcende. Elle rappelle alors l’évidence, occultée par les rétines digitales que nous portons : que l’art n’a pas pour but de satisfaire, mais bien de proposer.
Numéro Un dans 88 pays sur Appel Music, 30.000 ventes en une semaine en France, 76 millions d’écoute en 24h sur Spotify. Aucun doute, Hit Me Hard And Soft démarre avec le boost au feu vert. Billie continue d’observer le monde depuis le fond de l’eau. Elle continue d’influer sur notre monde terrestre, depuis le bleu dans lequel nous l’avons coulé. À l’horizon des événements, elle oscille entre deux mondes sonores : celui qu’on lui connaît en public avec son électro profond ; et celui qu’on lui sait en privé avec sa pop aérienne. Les textures n’ont jamais sonné aussi vintage, en raison de l’utilisation, avec équilibre, de matériels d’époque (une mode qui envahit toute l’industrie actuelle), pour cette patine proustienne. L’écriture se réinvente avec un rythme, une diction, une association et une pertinence inégalable. Les propos sont engagés plus que jamais, sur toutes les causes qui font l’humain d’aujourd’hui. C’est évident, le troisième opus de la Californienne est passionnant à écouter d’un point de vue d’objet culturel. Mais, qui sera surpris de la qualité indéniablement hors-norme du duo ouest-américain ? Et bien oui : personne !
Plus qu’une figure incontournable de la musique pop contemporaine, elle est la porte-parole de cette jeunesse d’aujourd’hui, qui secoue le monde pour faire évoluer les mœurs de la société sans perdre de son allégresse.
Ce qui fait du projet une œuvre qu’il faut écouter se trouve ailleurs. Là où nous refusons tous de s’engager. Là où la société entière craint de se perdre. Là où le meta déconnecte l’esprit commun : dans le réel. Nous l’avons déjà évoqué, nonobstant, il est grand temps d’y revenir plus sérieusement ; la fille aux cheveux verts aborde des sujets très intimes dans cet opus. Elle ne craint pas d’exprimer ses fragilités, ou de conter celles des autres, avec autant de concret qu’un coup de poing dans la gueule : "Je pourrais manger cette fille pour le déjeuner " dans "Lunch" ; "Les gens disent que j'ai l'air heureuse, juste parce que je suis devenue maigre" dans "Skinny". Ce faisant, ces œuvres sont des attaches auxquelles s’accrocher. Tout cela crée un lien avec un sentiment d’appartenance plus concret. Nous nous identifions à travers des propos aussi crus. Nous nous sentons plus proches d’elle que de notre voisin. Si le meta touchait le cinéma, force est de constater que même l’industrie musicale est gangrénée. Maintenant, les artistes font des références à leurs propres titres, album, compositions ou interviews. Nous plongeant dans un univers en VR, où la question la plus importante n’est pas de savoir si ce qu’on entend élève l’esprit et les cœurs ; non, la vraie interrogation est de savoir si : "T’as la réf ?".
Voilà tout l’enjeu sociétal de Hit Me Hard And Soft. Retrouver les contradictions du réel ; sentir une fois encore les oppositions de la vie concrète ; revivre les conflits sensuels du corps et de l’esprit. Sortir la tête de l’océan digital dans lequel nous suffoquons. Le lissage du tout numérique, et de l’interconnexion mondiale, nous a conduit à oublier que l’Homme est un animal de contradictions permanentes. Et, c’est bien cela qui nous identifie du sauvage. Billie nous ramène dans le réel avec une violence douce. Son succès n’est pas musical : il est humain ! Nous l’avons transformé, dès "Ocean Eyes", en un objet extra-terrestre d’analyse fanatique et médiatique. Plutôt que du lutter, elle a accepté de vivre hors de nos frontières pour se concentrer à rester elle dans sa vie bien tangible. Refusant d’entrer dans le monde 2.0 qu’on lui propose ; elle montre que, tout ça, peut être usé avec l’intelligence humaine. Comme lorsqu’elle utilise les messages privés sur Instagram, pour contacter ses fans à propos de l’album à venir. Elle se laisse porter par la violence qu’elle ressent, de se contenter d’un semble de réalité. Parce que parfois, il faut que ça vous porte et que ça déborde. Avec des productions électro très lourdes, en opposition à des balades acoustiques. Des mots bruts, en contradictions aux intentions douces. Une esthétique sombre sur la pochette, à l’inverse d’un clip ultra coloré avec "Lunch". Tout ici, est fait pour montrer que la vie est une nuance de bleu. Tout est fait pour décaler le monde d’un degré en arrière.
Après une semaine d’écoute intensive, nous nous sentons différents. Ses chansons ne sont pas simplement des tubes radios. C’est un message. Nous y sommes sensibles, pour la raison que, sa musique possède des fins évidentes, des volontés tangibles et une attitude humaine. Entre le bien et la facilité, il n’y a qu’un pas attirant. Parler de la jeune femme sous l’angle des scores et du génie (encore) la réduirait (encore) à un produit mis en tête de gondole pour la semaine. Non ! Si nous évoquons des chiffres, son talent, ses compositions, ses paroles, son travail, sa tournée, ses vêtements, ses clips, son attitude, et tout le reste… c’est pour comprendre l’impact social considérablement positif qu’elle a ; face à d’autres opportunistes régentés uniquement par le profit et la gloire éphémère. Car, peu importe, les dizaines d’années de succès que vous pouvez avoir ; restera qu’à viser uniquement le score, vous resterez un nombre noyé dans la masse d’un tableur Excel gigantesque. Avec Hit Me Hard And Soft, l’artiste de la génération Z, démontre une attitude qui laisse d’ores et déjà un marqueur éternel dans la ligne du temps. Parce qu’elle manifeste une certitude, sincère, pleine d’espoir, que nous ne sommes pas une cause perdue. Elle retire le bien-pensant, la démagogie et la rhétorique grandiloquente des sujets sociaux évidés de sens d’aujourd’hui. Elle donne à tous ces thèmes une valeur philosophique, éthique, sociale et pesante. Nous estimons que la musique n'est qu’un divertissement. Un bon moment capté dans une photo provocante postée sur les réseaux sociaux. Cependant, il serait temps, et plus qu’urgent, de redéfinir cet art avec les bons mots. Si Grand Master Flash a nommé (il y a plus de 40 ans) l’un de ses plus grands titres, "The message", c’est bien parce que la musique est le cri de l’Homme. Elle nous différencie fondamentalement du reste, parce qu’elle a toujours, sans exception, une portée visée. Un vocal à transmettre. Avec ce dernier album, Billie Eilish remet la musique au cœur de ce qu’elle est. Quant à son message, il est on ne peut plus clair : plus qu’une figure incontournable de la musique pop contemporaine, elle est la porte-parole de cette jeunesse d’aujourd’hui, qui secoue le monde pour faire évoluer les mœurs de la société sans perdre de son allégresse.