INTERVIEW
Publié le
14 janvier 2025
Booska-P dévoile aujourd’hui "Les onze à suivre", une liste très attendue de 11 talents prometteurs de l’industrie musicale sur lesquels le média a décidé de miser. Une initiative imaginée par son CEO et co-fondateur, Hamad, qui fait la part belle au vivier créatif émergent des divers courants du rap. Des rookies qui n’ont pas encore réalisé un projet majeur en ligne de mire, l’entrepreneur pérennise l’ADN du média hip-hop — dont le nom s'inspire du film brésilien La cité de Dieu de Fernando Meirelles — qui célèbre ses 20 ans cette année. Deux décennies de passion et d’engagement qui ont traversé le rap, cantonné au rang de sous-culture avant de devenir la musique la plus streamée en 2015. Un "nouvel âge d’or", comme dirait Hamad qui a revisité avec S-quive des temps artistiques inspirants : l’empreinte du collectif Kourtrajmé avec la Mafia K’1 Fry, le film La Haine, la signature intemporelle de DJ Mehdi à, plus récemment, la cérémonie Les Flammes qu’il co-produit avec Yard.
Hamad, si vous deviez vous présenter en quelques mots…
Je suis un "faiseur" ! Je suis Hamad, CEO et co-fondateur du média Booska-P, lancé en 2005. J’ai toujours du mal à définir ce que je fais car j’en ai fait pas mal en 20 ans ! C’est ce que je trouve passionnant. J’ai commencé par du montage, de la vidéo, puis j’ai vendu des campagnes publicitaires, j’ai été rédacteur en chef et maintenant, je gère des équipes.
Le 14 janvier prochain, vous dévoilerez "Les onze à suivre", une liste qui réunit 11 talents du rap prometteurs sélectionnés par Booska-P. La sélection finale était-elle évidente cette année ?
Chaque année, il y a toujours des évidences et on les repère dès le mois de septembre. Après, il y a beaucoup de débats parce qu’aujourd’hui, le rap est protéiforme. Quand on constitue la liste, on essaie de représenter tous les courants.
Les critères sont assez larges : être un rookie et n’avoir pas encore sorti de projet majeur. C’est une philosophie qui rejoint la ligne du média : "Par nous, pour tous" ?
Ah oui, c’est un lien intéressant ! Parfois, on fait les choses de manière instinctive et ça s’inscrit dans l’ADN de Booska-P qui a toujours été de faire découvrir des artistes qu’on ne voyait pas ailleurs dans les autres médias. En créant ce concept, c’était aussi l’idée de mettre en avant des rookies qui n’avaient pas fait encore de projet majeur et peu de visibilité. Mais aujourd’hui, tout va très vite et un rookie peut rapidement devenir un artiste majeur et être dans le Top 20.
Parmi la sélection, deux artistes féminines : Theodora et BB Noyaa. Qu’ont-elles de plus que les autres selon vous ?
Elles n’ont rien de plus ni de moins. Je mets les pieds dans le plat, l’idée n’est pas de mettre des femmes pour mettre des femmes. Elles sont dans cette liste car elles ont beaucoup de talent. BB Noyaa a un côté R’n’B des années 1990/2000 et voir qu’elle réussit à remettre au goût du jour ce style musical, je trouve ça hyper intéressant. Elle a beaucoup de charisme. Pour Theodora, quand on l’a mise dans la liste en septembre/octobre, elle n’avait pas encore sorti son gros tube "Kongolese sous BBL" mais elle dénote dans le paysage musical.
Les artistes féminines parlent souvent de la difficulté de s’imposer dans l’industrie musicale. Pensez-vous que les mentalités évoluent ?
Elles ont évolué timidement... Ça fait 20 ans que je travaille dans ce milieu, c’est mieux qu’avant mais on n’y est pas encore. On est dans une société patriarcale où tout est construit par rapport à l’homme et le rap n’y déroge pas. Malheureusement, dans n’importe quel milieu, c’est toujours plus compliqué pour les femmes que les hommes. Ça met du temps à évoluer mais on va y arriver un jour, j’en suis certain.
"On oublie souvent que la musique doit procurer des émotions."
Quelles qualités doit avoir un talent du rap aujourd’hui ?
Être original dans sa proposition, aussi bien musicale que visuelle. Aujourd’hui, l’univers et la DA de l’artiste sont très importants. Il faut aussi envoyer les bons morceaux ! On peut faire toutes les campagnes marketing qu’on veut ou imaginer tous les process pour avoir de la visibilité, si la musique n’est pas originale ou qu’elle ne touche pas les gens, ça ne fonctionnera pas. On oublie souvent que la musique doit procurer des émotions. C’est l’élément central.
MC Solaar nous a confié, qu’auparavant, il disait aux jeunes artistes de prendre le temps pour penser un projet ; aujourd’hui, il leur conseille de foncer car la société a changé. C’est votre avis aussi ?
Je suis d’accord. Il a raison quand il dit qu’il faut occuper le terrain et s’inscrire dans cette urgence car le monde fonctionne comme ça aujourd’hui. A l’époque de MC Solaar, un artiste travaillait sur un projet pendant plus d’un an et il prenait le temps de vivre des choses pour les retranscrire dans sa musique. Aujourd’hui, et surtout depuis le Covid, on est dans une urgence et les gens prennent moins le temps. Ils vivent les choses intensément et ça se ressent aussi dans leur musique. Par exemple, Jul sort un album tous les six mois. C’était impensable il y a vingt ans. On vit tout de manière accélérée et les artistes sont aussi capables de sortir de la musique très vite.
Cette quête de rapidité nuit-elle à la qualité ?
Je pense que les critères de qualité ne sont plus les mêmes qu’avant. Personnellement, je dirais que c’est mieux de prendre le temps pour construire ta musique et ton art pour le retranscrire au mieux. Des artistes comme Laylow, Nekfeu, Booba ou PNL fonctionnent encore comme ça. C’est une autre école et une autre époque.
L’année 2025 marque les 20 ans de Booska-P. Que retenez-vous de ces deux décennies ?
Le rap a beaucoup changé. Quand on a commencé, il n’y avait rien, ni enjeux économiques, ni modèles commerciaux. A part ta passion et ton envie d’exister, rien d’autres ne pouvaient te motiver. C’est une époque où on a eu les plus beaux classiques du rap français. 2015 a été l’année où le streaming a explosé et c’est une année que beaucoup, dont moi aussi, qualifions de nouvel âge d’or du rap français. Le rap est devenu mainstream et la nouvelle pop culture.
"Sans le clip ‘Pour ceux’ de Kourtrajmé, je ne suis pas sûr que Booska-P aurait existé."
Le rap a longtemps été considéré comme une sous-culture avant de devenir la musique la plus streamée. Pensez-vous que la quête des streams, des vues, de l’argent aussi, a dénaturé son message premier très engagé ?
C’est sûr. Avant le rap ne générait pas de business. Les artistes ne rappaient pas pour l’argent. Aujourd’hui, il y a de tels enjeux financiers que c’est difficile, même inconsciemment, de faire sa musique sans se dire : "Je vais faire des hits et faire de l’argent". Après, il y a de très bons hits bien construits mais toute une génération d’artistes pense, peut-être, à cet aspect financier avant l’art.
Y a-t-il un retour au rap engagé selon vous ?
Selon moi, les albums de rap conscient n’existent plus. Les artistes ne font plus des albums entiers où ils dénoncent mais on peut retrouver une ou deux punchlines dans de gros morceaux. Je pense au morceau "ALVALM" de SDM où il parle du RN : "J'me rappelle l'époque où ça criait : ‘Fuck Marine Le Pen’, honteux d'être un raciste".
Le documentaire récent consacré à DJ Mehdi a retracé les grandes lignes du rap et du hip-hop en France. Quelles figures du rap ont été de véritables inspirations pour vous ?
Ce documentaire m’a beaucoup marqué et un des documentaires qui m’avait beaucoup inspiré à l’époque, c’est celui de la Mafia K’1 Fry où le groupe racontait son histoire. Je me disais que je ne verrai jamais une œuvre aussi complète et aussi forte et, quand j’ai vu le documentaire sur DJ Mehdi, je me suis dit que c’était allé encore plus loin. Au-delà de l’histoire de DJ Mehdi, on raconte l’histoire d’un fils d’immigré qui est métisse, d’un collectif, d’une histoire de la France. C’est un documentaire que tout le monde devrait voir. Personnellement, j’ai beaucoup écouté Booba qui m’a inspiré avec son envie de réussir. J’ai aussi été inspiré par le collectif Kourtrajmé. Quand ils sont arrivés avec leur caméra DV et qu’ils ont commencé à réaliser des clips, comme "Pour ceux" de la Mafia K’1 Fry, ça a été un vrai détonateur pour nous. Ça nous a montré qu’on n’avait pas besoin d’avoir de grosses caméras pour créer. Sans ce clip-là, je ne suis pas sûr que Booska-P aurait existé. Ils ont fait beaucoup de choses dans le rap à l’époque qui ont eu beaucoup de résonance pour moi.
En parlant de Kourtrajmé et de cette époque, le film La Haine (1995) est devenu une comédie musicale en 2024 avec une BO aussi modifiée. Qu’avez-vous pensé de cette version 2024 ?
Je l’ai vue et c’est une réussite. Ce qui est triste, c’est que le film La Haine est sorti en 1995 et que le slogan du spectacle 2024, c’est : "Jusqu’ici rien n’a changé" … Mais j’ai espoir en la nouvelle génération. Par exemple, les jeunes qui viennent travailler chez nous sont animés de cette flamme contre l’injustice et veulent faire des choses pour changer le monde. C’est inspirant parce qu’à leur âge, nous n’étions pas aussi conscientisés.
"Quand on voit l’amour que l’on reçoit et l’adrénaline que ça représente, je me dis qu’on est condamné à faire exister Les Flammes dans la durée !"
Vous êtes aussi co-producteur de la cérémonie Les Flammes pensée par Booska-P et Yard. Qu’est-ce qui marque la singularité de cet évènement ?
C’est fait par des gens de la culture qui ont réussi à monter : nous avec le média et Yard, avec leur agence. Faire une telle cérémonie en étant partis de zéro, c’était impensable. On m’aurait dit ça il y a cinq, je n’y aurais pas cru. On ne se rend pas encore bien compte de ce qu’on a réussi à faire et tant mieux, ça nous pousse encore à travailler et à améliorer l’évènement. Je pense que dans quelques années, ça fera date et quand on voit l’amour que l’on reçoit et l’adrénaline que ça représente, je me dis qu’on est condamné à faire exister Les Flammes dans la durée !
Que faut-il esquiver dans le rap ?
Bonne question ! Il faut esquiver le calcul ! La spontanéité définit cette culture et ce mouvement. Le jour où on la tue, on tue toute la culture qui va avec.
Yard a lancé un livre-photo, YARDBOOK, pour célébrer ses 10 ans. Que nous réservez-vous pour vos 20 ans ?
Beaucoup de choses ! [Rires] Je ne peux pas tout dire pour l’instant. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne veut pas célébrer les 20 ans de façon conventionnelle en ne faisant qu’une seule chose. Tout au long de l’année, on va faire des moments forts et certainement un livre.
Si vous aviez un seul conseil à donner à un(e) jeune qui souhaite se lancer dans le Rap Game ?
Il faut foncer ! Même quand il y a un doute, vas-y car il n’y a rien de pire que des regrets. Même si beaucoup de personnes louent mon parcours, ils ne savent pas à quel point j’ai eu de nombreux échecs. Ils m’ont fait apprendre et réaliser des choses incroyables. Je me demande même si, dans la vie, on ne vit pas plus d’échecs que de réussites. C’est juste que c’est souvent invisibilisé.
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