MUSIQUE
Publié le
19 février 2025
La musique country a longtemps cultivé une vision très étroite de son identité, souvent à son propre détriment, et en ignorant la diversité de ses origines. Musique “constitutive” des États-Unis, elle va bien au-delà de certains de ses artistes blancs et conservateurs ayant ancré une nouvelle popularité du genre dans les années 1960 et 1970. Le 2 février dernier, Beyoncé a décroché pour Cowboy Carter, le Grammy du meilleur album lors des 67ᵉ Grammy Awards, à Los Angeles (Californie). Côté cinéma, Bob Dylan, ressuscité sous les traits de Timothée Chalamet, siffle l’harmonica dans les salles sombres du monde entier. Analyse d’un genre musical aux identités socio-culturelles multiples, aujourd’hui dépoussiéré par les mouvances du XXIe siècle.
La country se porte bien. Avec le clip du morceau “Old Town Road”, le rappeur Lil Nas X réinvente l’imagerie stéréotypée de la country pour se créer une identité propre. Une identité qui sortirait (enfin) de la norme du cow-boy Américain blanc, cisgenre et hétérosexuel. Résultat : avec plus d’1 milliard de vues sur YouTube, le titre siège au-devant du classement “Billboard Hot 100” pendant plusieurs semaines consécutives en 2022. Quant à lui, l’album Cowboy Carter de Beyoncé sorti en début d’année 2024 est un véritable succès populaire. Il vient de gagner le Prix du Meilleur Album de l’année au Grammy Awards le 2 février dernier à Los Angeles. Dans cet opus, l’artiste texane se réapproprie les codes de la culture “country”. “Carter” (son nom de jeune fille) étant aussi le patronyme d’une des plus emblématiques familles de la culture country. Les titres “16 carriages”, ou “Jolene” sont des réponses directes aux invisibilisations qu’ont subi les afro-américains au fil de la commercialisation du genre.
Pourtant, quand je dis aimer la country, je vois défiler dans les yeux de mon interlocuteur les stéréotypes que l’on aime coller à ce genre musical : cow-boy moustachus dans leurs ranchs, Amérique profonde et rurale, accent texan escarpé, bières tièdes, santiags sur routes terreuses, refrains entêtants. Pour certains, la country est le genre musical par excellence aux États-Unis. La country a toujours voulu se présenter en tant que “musique de l’Amérique”, reflétant ainsi une certaine vision du pays et de ses citoyens… mais de quels citoyens parle-t-on ? La country est-elle réellement la musique des Américains (et si l’on veut être plus correct, des Etats-Uniens) ? Les origines et formes de ce genre musical sont bien plus complexes et éloignées des clichés véhiculés.
La country est un courant musical fascinant ; tant par la diversité de ses artistes, que par les franges de populations états-uniennes qu’il a réussi à séduire au fil des décennies, et par les influences internationales qui l’ont façonné. Depuis quelques années, la country connaît un regain de popularité, avec une consommation en hausse de 22% au cours des huit premiers mois de 2023 en Amérique du Nord, selon la firme d’analyse de données Luminate.
Parmi les plus grands noms de la country, citons Loretta Lynn, Dolly Parton, Johnny Cash, John Denver, Josh Turner, Willie Nelson… et plus récemment Taylor Swift, Luke Combs, Shania Twain, Beyoncé, Jason Aldean, Oliver Anthony, etc... Les rythmes de country ont évolué au fil du temps, mais le genre musical reste reconnaissable de par les thèmes qu’abordent ces artistes. Bien souvent, ce sont des ballades romantiques dont les narratifs s’axent autour de l’amour, la religion, la boisson, la ruralité de l'Amérique profonde. Elle chante la beauté sauvage des grands espaces américains, sublime le sentiment amoureux, enjolive la banalité de quotidiens d’errance, allège des routines de labeur. On y retrouve une prédominance de certains instruments à corde, dont la guitare, le banjo, ou encore l'harmonica (entre autres). Le tout forme une tradition musicale très vivante à base de chansons lyriques, comptines et airs de danse entraînants.
Ses origines remontent au XVII et XVIII siècles, première vague d’immigration européenne. La diversité des instruments, nouvellement introduite par l’arrivée de ces différents groupes ethniques, a façonné les sonorités de la country. Soudainement se sont côtoyés le violon écossais, la guitare espagnole, le banjo africain, la mandoline italienne. Toutes ces influences ont fait naître le folklore des Appalaches. Plus tard, au XIXe siècle, plusieurs de ces groupes d’immigrés originaires du Vieux continent se sont déplacés jusqu’en Arkansas, Texas, Arizona, Californie. C’est grâce à ces flux migratoires survenus pendant la “Conquête de l’Ouest”, que la country music telle que nous la connaissons s’est véritablement enracinée dans la culture de ces états, et par extension, du pays.
Jusqu’aux années 1920, on parle plutôt de chants traditionnels, chaque zone géographique semble avoir son propre “son”. La country se développe ainsi en s’enrichissant de différentes traditions musicales du sud-est et du sud-ouest du pays et de plusieurs entités et identités socio-culturelles qui composent le sol états-unien. Il existe donc plusieurs formes de country music, comme la western swing (au Texas dans les années 1930 et 1940), le honky tonk (dans les années 1950 à 1950), le bluegrass (au Kentucky dans les années 1940-1950), le rockabilly (un dérivé du country-boogie et du western swing dans les années 1950 et 1960). On trouve aussi du yodel, originaire des chants autrichiens, de la country gospel, etc. La country s’est donc traditionnellement enrichie de courants alternatifs pour représenter une identité nationale américaine multiple, et fière de ses origines. Et pourtant…
La naissance des sonorités country, dans ses liens avec l’organisation des territoires étatiques, relève ainsi de logiques identitaires multiples, qu’elles soient individuelles et collectives. Pourtant, la culture et la musique, lieux d’affrontements idéologiques, s’érigent parfois en un idéal sociétal qui ne reflète que mal la spécificité des individus et identités qui composent cette même société. L'identité est un concept hybride et mouvant, à travers lequel les expériences sont de plus en plus fragmentées et fracturées. Citons le sociologue français Roland Marchal, selon lequel une identité peut donner lieu à “un bricolage identitaire opéré par des élites politiques ou culturelles, qui dans une visée d'appropriation du référent”, (Les temps de la violence et de l’identité, 1994). L’identité se définit aussi, selon Benedict Anderson, comme “un processus d'identification volontaire à une communauté de destin, à une communauté imaginée et choisie (Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, 1983)”. La country en est une parfaite illustration : le discours médiatique et les interprétations politiques qui l’ont entouré ont façonné une représentation simplifiée et stéréotypée du genre musical au fil du temps.
Le terme de “country” est en vérité employé à partir des années 1920, lorsque les maisons de disques commencent à définir des ”styles” musicaux afin d’orienter les clients dans leurs achats (Claude Chastagner, La Country, histoire d’une renaissance, 2005). Ce n’est que l’industrialisation du disque qui voit la création d’une séparation entre “la western country music” (pour les blancs) et “rythm and blues” (pour les noirs afro-américains). C’est de cette distinction que certains viennent à penser, et ce jusqu’à aujourd’hui, que la country est du “blues pour les blancs”, s’adressant principalement aux “hillbillies” (péquenauds, en français) — au XIXe siècle ; un terme stéréotype désignant une frange de la population états-unienne illettrée, rustre, peu éduquée, grossière, et bien sûr paysanne.
Selon Manuel Bocquier, doctorant en sciences sociales, présenter la country comme essentiellement blanche la décontextualise largement du processus de ségrégation à l'œuvre dans la production musicale qui distinguait alors les musiciens et leur musique selon leurs couleurs de peau (The white man’s soul music: la country selon Ken Burns, Terrains ethnographiques nords-américains, 2005). L’influence de la musique noire chez les stars de country du passé est pourtant évidente, de Jimmie Rodgers à Bob Wills, chez Hank Williams, Bill Monroe ou Elvis Presley. La country n’est donc certainement pas l'apanage d’un seul groupe ethnique.
C’est après la Grande Dépression que le cinéma ancre cette vision erronée de la musique country. Dans les années 1930 et 1940, les westerns hollywoodiens popularisent l'archétype du “singing cowboy” (le cow-boy chanteur), et immortalisent ainsi dans l’imaginaire populaire une origine faussée de la culture country. Bien qu’il existait alors plus de 50% de cow-boys afro-américains à l’époque, le cinéma préfère mettre en avant des hommes majoritairement blancs, issus de milieux ruraux, arborant le costume alors dit “traditionnel”: bottes-santiag aux-pieds et chapeau blanc immaculé vissé sur le crâne. “Cette identité visuelle renvoie à des notions fondamentales de l’histoire américaine : celle du héros solitaire et de l’individualisme”, analyse Jocelyn Neal, historienne de la musique à l’université de Caroline du Nord (Le Dessous des Images, Le Clip Country qui enflamme les USA, émission du 17 janvier 2024).
Certaines personnalités américaines se sont ouvertement ralliées à cette culture country tout en contribuant à véhiculer certains de ses clichés. Dans les années 1980, le Président — et ancien acteur — républicain Ronald Reagan se présente publiquement et à plusieurs reprises coiffé d’un chapeau de “cow-boy”, c’est l’American style. De notre côté de l’Atlantique, on associe de ce fait traditionnellement la country à son conservatisme et à ses fervents défenseurs que l’on aime s’imaginer isolés dans leurs campagnes à rednecks. Aujourd’hui pourtant, la réalité en est tout autre.
“They used to say I spoke, “too country”
And the rejection came, said “I wasn’t country “nough””
(Paroles d’"Ameriican Requiem", Beyonce dans son album Cowboy Carter)
L’identité doit, surtout lorsqu'étudiée sous le prisme culturel, être vue comme un concept dynamique, il faut sans cesse “la postuler, l’affirmer, la refaire, la reconstruire” selon l’anthropologue et écrivain Claude Lévi-Strauss (L’identité, 1977). Depuis plusieurs années, il existe une vraie diversité artistique visant à se distinguer des clichés longtemps véhiculés. Le courant s’est adressé à plusieurs franges de la population américaine au fil du temps (loin de l’’”old-timer”, de l’“hillbilly”, du “cowboy”), se dotant ainsi d’identités socio-culturelles multiples (Richard Peterson dans Tradition and Authenticity in Popular Music: Reviews of Creating Country Music: Fabricating Authenticity, 2005), défrichant les clichés et bravant les frontières entre les États et les campements politiques.
En dépit de nouvelles voix telles que celles de Lil Nas X ou Beyoncé, la country reste tout de même important vecteur d’idéologies conservatrices. À l’été 2024, Jason Aldean a sorti un clip à l’occasion de son dernier titre. “Try that in a small town” — une glorification manifeste d’une Amérique blanche, amoureuse de ses armes et de sa patrie. Dans le clip, le drapeau américain apparaît plus de 38 fois. Le chanteur nie par ailleurs toute référence à la haine raciale dans son clip, bien que tourné en grande partie devant le tribunal de Maury-County à Columbia, dans le Tennessee. Ce lieu a été le théâtre du lynchage d’un jeune noir américain, Henry Choate, en 1927. “Le succès déclenché par le clip est plus politique que musical”, analyse Jada Watsan, professeure américaine de musicologie à l’université d’Ottawa.
Il existe pourtant (et heureusement) certains artistes country qui ne se réclament d’aucun bord politique. Le clip “Rich Men North of Richmond” d’Oliver Anthony, par exemple, est une mise en scène minimaliste dans laquelle le chanteur se produit seul, face à son chien. En réfutant toute appropriation politique (par la droite ou par la gauche), il montre à quel point l’identité socio-culturelle de la country est aussi diversifiée que les artistes s’en réclamant de nos jours.
Ce clip n’est qu’un exemple de plus attestant que la musique country n’est pas le reflet d’une identité américaine unique et unie, si ce n’est le reflet de sa pluralité et désunification. Il n’existe pas une musique des États-Unis, pas plus qu’une seule identité musicale. La diversité de ses artistes, tout comme ses multiples sous-genres montrent qu’aujourd’hui républicains comme démocrates, blancs comme afro-américains, utilisent la country à des fins politiques respectives pour forger leurs propres conceptions de l’“américanité”. La musique country est ainsi un parfait miroir des fractures politiques du pays, dont l’identité est avant tout faite de ces mêmes failles. Véritable arme politique et culturelle, espérons que la country continue sa chevauchée vers de nouveaux publics.
Notre playlist country :
Coal Miner’s Daughter, par Loretta Lynn (1971)
Take me Home, Country Roads, par John Denver (1971)
(Ghost) Riders in the Sky, par Johnny Cash (1979)
Wayfaring Stranger, par Emmylou Harris (1980)
Island in the Stream, par Dolly Parton & Kenny Rogers (1982)
Amarillo By Morning, par George Strait (1982)
Highwayman, par Willie Nelson, Kris Kristofferson, Waylon Jennings (1985)
Wide Open Spaces, par The Chicks (1998)
Think I’m In Love with You, par Chris Stapleton (2023)
Moments, par The Red Clay Strays (2024)
Jolene, par Beyonce (2024)