ARTS

"Weathering" de Faye Driscoll, contre l’inertie du monde : la rage du temps

Publié le

23 janvier 2025

Avec "Weathering", la chorégraphe Faye Driscoll nous livre une œuvre qui repousse la performance physique et conjugue tous les sens. Pour S-quive, elle a répondu à nos questions. Retour d’expérience d’un spectacle sur la tempête, le collectif et les conséquences de nos actions.

Faye Driscoll KFDA 2024 ©Beniamin Boar

Bozar, Bruxelles, dimanche 19 mai 2024. Devant le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, des éclats de rire s’envolent dans l’air de la mi-saison tandis qu’un couple fume une cigarette en tapotant du pied, bercés par la lumière de l’heure bleue. La petite foule patiente devant les immenses portes du chef d’œuvre architectural d’art nouveau, signées Victor Horta.

Dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, qui fête cette année-là ses trente ans, le Hall Horta accueille "Weathering", la nouvelle performance de la célèbre metteuse en scène Los Angelienne, Faye Driscoll. Le spectacle semble prometteur : en 2008 le New York Times prédisait déjà "un talent d’une étonnante originalité". À l’aune de sa dixième performance, la prédiction est devenue réalité. En 2024, "Weathering" repousse les limites de la danse contemporaine, de la lutte des corps qui fusionnent et trouble la perception du public.

Pourtant, tout commence par l’immobilité et le silence. Une première confusion pour l’audience. Pendant une bonne dizaine de minutes, rien ne se passe. Face-à-face dans le public, les plus curieux pourraient même trouver le temps long.

L’énergie des corps comme terrain de jeu

Mais avant que l’ennui définitif ne s’installe, des mots indistincts jaillissent depuis l’arrière de la scène, tous en rapport avec le corps. Des corps qui apparaissent sous les yeux attentifs du public, alors que chacun des interprètes vient se placer sur une plateforme centrale, pour le moment inerte.

Entièrement vêtus en habits de tous les jours, les interprètes sont universels, queers : de toutes les tailles et morphologies, de toutes les couleurs de peaux, ordinaires dans leur originalité, créant “une alchimie évidente entre eux” se réjouit Faye Driscoll. Ils se positionnent sur ce large carré blanc, avec tous leurs accessoires : lunettes, bijoux, casques audio et autres babioles, à tel point qu’on n’aurait dû mal à les imaginer performer comme ils l’ont fait dans l’heure qui suit.

Faye Driscoll KFDA 2024 ©Beniamin Boar

Il faudra encore attendre de longues minutes, pour que les corps se mettent finalement à bouger, s’entrelacer et se confondre au ralenti, sur cette plateforme imperceptiblement en rotation. La performance n’est d’ailleurs pas sans rappeler les précédentes créations de Faye Driscoll, dont "Calving" (2022), qui avait fait l'effet d’un choc, déjà acclamée pour la performance physique des interprètes.

Entre New York et Los Angeles - sa ville natale -, la metteuse en scène et chorégraphe se fait connaître sur la scène internationale au travers de ses performances qui, comme celle-ci, perturbent nos perceptions du réel et de l’espace-temps. “Les dynamiques entre les corps et les énergies mis dans une même pièce sont les éléments les plus intéressants à travailler dans une performance, jouant avec les façons dont nous acceptons et recréons nos perceptions de la réalité”, détaille Faye Driscoll d’entrée de jeu. "Weathering" est née dans cette lignée, à la suite de "Thank You For Coming: Attendance", le troisième volet de la trilogie éponyme (2014, 2016, 2019) qui se termine dans un tourment que Faye Driscoll qualifie elle-même de "sensibilité chaotique".

Dans le Hall Horta, les dix danseur(seuse)s vont évoluer pendant un peu plus d’une heure perchée sur cette plateforme amovible. On y retrouve une sensibilité à fleur-de-peau, mise à rude épreuve par la présence d’autant de personnes sur un espace si restreint. Les membres sont serrés, tendus, les uns sur les autres à l’équilibre sur un fil.

Les performeurs semblent habités par une force collective, une sorte d’attraction qui les fait tous converger les uns vers les autres. Sur scène, la danseuse Maya LaLiberté se contorsionne avec une impression de difficulté pour se rapprocher physiquement d’un de ses partenaires chorégraphiques, tout en vaporisant une brume parfumée sur le public, alors qu’on lui verse du talc sur le corps.

Faye Driscoll KFDA 2024 ©Beniamin Boar

Signature iconique du travail chorégraphique de Faye Driscoll, "Weathering" challenge la présence "de nombreux corps qui en deviennent un seul et unique, et partagent ensemble de nombreuses expériences floues". Autant d’expériences vécues sur scène et qui symbolisent les luttes menées perpétuellement par les êtres humains : qu’elles soient psychologiques, sociales ou physiques. Des luttes aux airs de tempête.

Faire la pluie et le beau temps

"Weathering" signifie littéralement l’altération du temps, le vieillissement, l’intempérie. Étrange ressemblance au Radeau de la Méduse, Faye Driscoll aime à dire que la scénographie est une « référence inversée » au tableau de Géricault, "indirecte ou venue d’un inconscient collectif", mais qui n’a rien d’une influence directe sur son travail. Pourtant l’analogie est frappante : les corps semblent ramper, agoniser, survivre au ralenti alors que la plateforme se met à tourner, de plus en plus vite, tourbillon inévitable dont l’issue reste incertaine. Dans cette scène, qui traverse les siècles, chaque mouvement impacte l’autre. Chaque soupir est l’écho d’un cri. Chaque soubresaut met en péril l’équilibre vital.

"Weathering", c’est l’idée que chacun d’entre nous a un impact direct sur les autres. Il y a ce fameux concept de "météo intérieure" qui consiste à se demander tous les jours qu’elle est notre météo mentale, notre état d’esprit. Faye Driscoll pense la société comme un "système météorologique" dans laquelle chacun de ses membres est en capacité de faire la pluie et le beau temps.

Faye Driscoll KFDA 2024 ©Beniamin Boar

"Sommes-nous à l’origine de la tempête qui s’abat, sans même nous en apercevoir ?"

"C’est une épreuve, un poids, une tempête, qui induit un déclin, un effondrement", ajoute Faye Driscoll. L’intrication des corps, des voix, des sons et des odeurs est le symbole d’un système sans début ni fin, dans lequel tout est connecté. Alors "créons-nous quelque chose ensemble, une énergie commune ? Sommes-nous des conséquences que nous créons nous-mêmes ?" est la question essentielle que pose la performance à l’ensemble de l’audience dont le regard est d’ailleurs loin d’être omniscient, puisque la plateforme centrale tourne mais que le public reste à sa place. C’est ce que recherche Faye Driscoll : autant de points de vue qu’il y a de personnes dans le public. “Avec cette mise en scène, il y a forcément quelque chose que le public va manquer", une façon de rappeler "qu’il n'y a pas de récit unique ou une seule manière de raconter une histoire".

Là encore, Faye Driscoll souligne les multiples manières d’interpréter et de vivre une expérience. “Le public n'est pas seulement une audience. Tous partagent cette expérience de manque, d’objectivité partielle ». Pour la chorégraphe, chaque individu a un rôle actif à jouer dans l’écosystème social. En commençant par sa propre personne, dont sa propre présence sur scène lui semble évidente : "Tout le monde fait partie du spectacle : les danseurs bien sûr, mais aussi le public, alors pourquoi pas moi ? Ça me parait étrange de rester en coulisse à les regarder sans prendre part à la pièce. Finalement, je fais partie du spectacle comme vous et moi. Je suis aussi une partie du chaos, de l’ensemble global".

Contre l’individualisme et le productivisme, l’hymne au ralentissement

Et quand le chaos s’installe, il n’y a plus d’ordre. La montée en puissance de la performance est insidieuse. Et avant de se demander comment les danseur(seuse)s en sont arrivé(e)s là, il est déjà trop tard. La plateforme prend un élan démesuré jusqu’à donner le tournis, les interprètes entrent dans un ballet effréné de corps, de cris, de sons, et d’odeurs. La transpiration perle sur les peaux, de plus en plus à nues. Dans l’escalade de la vitesse et des tensions, des habits s’arrachent et se déchirent, tombent à l’assaut des mains qui s’accrochent aux uns et aux autres.

Faye Driscoll KFDA 2024 ©Beniamin Boar

Le public est comme pris en otage dans cette tourmente, retenant sa respiration, vidé de toute énergie, aspiré par les interprètes et la puissance de leur chorégraphie. “Dans nos sociétés, on ne fait que précipiter nos vies, et c’est le désordre et tout le monde est occupé et sollicité de toute part. Alors c’est nécessaire de ralentir ”, nous affirme Faye Driscoll. "Weathering" veut nous faire prendre conscience de l’urgence de “la dégradation de notre société” et de l’injonction à la rapidité qui nous isole les uns des autres au lieu de nous rassembler : “On est dans une société globale et pourtant l’individualisme prévaut sur le reste, on ne se connecte plus aux autres. Alors évidemment les inconnus font peur et on ne prend plus la peine de s’adresser la parole”.

Au bout d’une heure de performance, la tension est à son comble. Les performeurs se croisent sans plus se toucher, la plateforme continue sa rotation silencieuse, aidée de quelques danseurs qui la font tourner, Faye Driscoll ramasse les bouts de tissus éparpillés sur le sol, les danseur(seuse)s tentent de s’arrêter sur la plateforme toujours en mouvement, et les respirations hachées rythment la chorégraphie.

Puis, la plateforme ralentit. Les danseur(seuse)s s’arrêtent dessus, figés(e)s. Il est difficile de savoir qui de la plateforme ou des interprètes s’est entraîné en premier dans cette course effrénée. Au travers de "Weathering", Faye Driscoll nous adresse la question de la causalité, de la cause et des conséquences : “Dans la vie, on a parfois le sentiment de pousser ou d'être poussé, mais sommes-nous ceux qui poussent, quand nous nous sentons poussés ? On est rentré dans un cycle de création et de destruction et on ne sait plus vraiment quoi est quoi. Alors il faut s’arrêter, et reprendre à zéro”. Reste alors les poitrines qui se soulèvent par les grandes respirations et la transpiration qui coule le long de tous ces corps nus sous le bruit des applaudissements en “standing ovation”.

Faye Driscoll KFDA 2024 ©Beniamin Boar

Finalement, à la question qu’on lui adresse “Faut-il opérer un retour en arrière ?”, Faye Driscoll est catégorique : “Il n’y a pas de parfait passé, aujourd’hui, il faut se soutenir et ne pas oublier que nous faisons et nous ne faisons pas partie du chaos”. "Weathering" agit finalement comme un beau rappel qui souligne qu’on a tous(te)s une responsabilité dans cet engrenage, mais aussi un rôle à jouer pour s’en extraire.

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