INTERVIEW
Publié le
13 mars 2023
Ex-journaliste de mode respectée, Virginie Mouzat a longtemps régné sur le monde du luxe du haut de son élégante plume. C’est désormais dans le costume de romancière accomplie qu’elle signe des ouvrages personnels et fictifs sur les femmes, sa matière de prédilection. Après La vie adulte sur la fuite d’une mère qui décide de quitter son foyer, elle poursuit son investigation intime sur un thème qui lui est cher, la disparition, dans un roman intitulé Le dernier mot paru chez Flammarion. S’inspirant de sa propre expérience, l’auteure revient dans ce livre poignant sur les derniers jours de sa mère, avant son suicide. Au fil des pages, la narratrice qui porte son prénom, Virginie, mène l’enquête sur cette figure maternelle distante, dépressive, qui n’a jamais su trouver sa place. À cette occasion, cette captivante écrivaine se confie sans réserve à S-quive, sur son roman, l’envers de la mode, la liberté de la parole, Karl Lagerfeld…
Votre livre, Le dernier mot, est en librairie depuis plusieurs semaines. Quelles ont été vos impressions depuis sa sortie ?
Fantastique ! Dieu merci, les nouvelles technologies, et notamment Instagram, me permettent d’être accessible pour les lecteurs qui m’écrivent directement. Cette spontanéité n’aurait peut-être pas été là, avant tout ça. J’ai l’impression qu’ils m’écrivent dès qu’ils ont refermé le livre ou pendant la lecture. Je reçois des messages extraordinaires. J’en relaie certains sur mon Instagram, d’autres non, car ils sont très personnels. C’est puissant, c'est magnifique. Je suis assez bouleversée par la portée que ce livre semble avoir sur les lecteurs.
Justement, comment vous est venue l’idée de ce livre ?
La disparition de quelqu’un est un sujet qui m’intéresse. Quelqu’un qui organise sa propre disparition, c’est contraire à la loi des choses. Et ce n’est pas aussi simple que de vouloir juste s’évader. Il y a quelque chose qui veut se faire entendre, encore plus fort que qu’une simple absence. Et cette complexité me fascine. Je savais que j’écrirais un jour là-dessus. C’était évident. Quand ? La maturation de la vie a fait que c’est arrivé à ce moment-là.
Mais pourquoi avoir choisi le format du roman pour parler d’une expérience personnelle ?
Le roman part d’un matériau autobiographique parce mais tout n’est pas vrai, parce qu'il y a des parts romancées, inventées, fictionnelles. Et donc, pour cette raison-là, ça mérite une étiquette de roman. Ce n’est pas un documentaire, ni un récit. Donc, c’est un roman.
Ce n’est pas une autobiographie. C’est un roman inspiré d’une expérience que vous avez vécue. Peut-être pour marquer la distance avec votre sujet ?
Je n'ai pas eu besoin de cette forme romanesque pour la créer. Je réfute les gens qui disent : "Ah, mais ça va mieux, ça t’a fait du bien !" Ce n'est pas du tout ça. L’écriture thérapeutique et cathartique, à mon sens, ne fait pas de très bons livres. Donc, la distance était déjà bien installée. Je pense que c'est grâce à elle que j’ai pu écrire sur cette expérience personnelle et de cette façon.
Dès les premières pages, vous évoquez une photo que vous aviez prise, à la volée, de votre mère. Pour quelle raison en avez-vous fait le point de départ de votre livre ?
La photo a toujours été un outil très romanesque. C’est censé montrer quelque chose, mais souvent ça cache quelque chose. Il y a de l’hors-champ dans la photo. C’est ce qui m’intrigue. Ce préambule, ce chapitre zéro, est là pour annoncer que je vais vous parler d’une photo : non pas, de ce que l’on y voit, mais de tout ce qu’il y a d’invisible autour.
"Être sourd à soi-même déclenche automatiquement de l’incommunicabilité autour de soi."
Et autour, il y a cette relation complexe et violente que vous entretenez avec votre mère. Vous racontez une scène terrible où vous avez littéralement eu envie de la tuer avant de vous raviser. Est-ce une anecdote qui vous a déjà traversé l’esprit ?
Je préférerais que l’on parle de la narratrice et du personnage maternel. Ainsi, on reste dans le contrat du roman. Pour moi, le contrat de ce livre n’est pas de dire ce qui est vrai ou non, ce qui est personnel et ce qui ne l’est pas. Donc je ne répondrai pas à cette question. En revanche, je pense que l’expression usuelle, quand les gens vous rendent fous, "J’ai envie de la tuer !", est arrivée aussi à des parents vis-à-vis de leurs enfants et vice-versa. Avec, parfois, des choses qui sont au bord du passage à l’acte, mais sans témoins, sans violence. Et puis bien sûr, il y a un sursaut d’amour, de conscience et de réalité qui permet de se ressaisir.
Alors, comment expliquez-vous ce rapport mère-fille si difficile et cette impossibilité de communiquer entre elles ?
Dans Le Dernier Mot, La figure maternelle est sourde à elle-même. Elle ne peut donc pas communiquer. Je pense que le ferment de l’incommunicabilité, entre ce personnage et la narratrice, vient de là. Cette femme ne s’entend pas elle-même dans le double sens du terme : ni avec elle, ni avec quelqu’un. Être sourd à soi-même déclenche automatiquement de l’incommunicabilité autour de soi. Et il se trouve que, dans ce roman, ça tombe sur sa fille.
Vous avez traité ce roman sous forme d’une enquête intime pour tenter de comprendre la tristesse de votre mère et son refus de vivre. Mais d’où vient son mal-être ?
Il y a une fêlure, quelque part, chez cette femme. Tout au long du livre, la narratrice essaye de la pister. Cette fêlure intervient peut-être dans les années de guerre. Après avoir passé six ans d’une enfance radieuse auprès de sa tante, à cette période, la petite fille qu’elle est alors, est rendue à ses parents. Et dès lors, rien ne va. Alors, est-ce que ça vient de là ? Est-ce le désir d’être une autre ? Mais d’où vient ce désir d’être d’une autre ? Il n’y a pas forcément de racine identifiable que l’on peut punaiser sur une carte. C’est complexe.
Et vous revenez sur ce 3 avril, le jour où cette femme décide de mettre fin à ses jours. Ce qui est surprenant, c’est que, contre toute attente, vous avez l’air d’admirer son geste…
La narratrice décide que le geste de sa mère ne sera pas la preuve d’une démission : elle n’est pas vaincue. C’est le geste ultime qui lui permet de se saisir d’elle-même et d’en faire une sorte de kamikaze. Il y a du panache dans cet acte. En tout cas, la narratrice décide de voir les choses ainsi. Peut-être, est-ce une rédemption posthume qu’elle offre à cette figure maternelle. Peut-être que ça lui permet, elle-même, de s’arranger plus confortablement avec ce geste. Peut-être est-ce une façon de rhabiller la violence de ce geste en héroïsme, même si c’est de l’héroïsme funeste.
"Le dernier mot, tout le monde va le chercher quelque part."
Après le décès de votre mère, votre père vous dit d’ailleurs une phrase assez violente : “Tu ne trouves pas qu'on est mieux ?", sous-entendu sans elle, et vous montre une photo de sa maîtresse. Comment expliquez-vous sa surprenante réaction ?
Ce n’est pas criminel de réaliser que, "Oui, on est mieux". C’est d’ailleurs ce que la narratrice répond à son père. Donc il y a sentiment partagé. Il faut se rendre compte du mal-être, et dans le roman c’est assez puissant, que le personnage maternel fait régner autour d’elle. La famille est prise en otage. La crainte permanente de heurter cette figure de la dépression fait peser un poids terrible sur toute l’enfance, la maisonnée et le climat dans cette famille. Et je voulais montrer aussi dans ce livre qu’il n’est pas question de dire : "Attention, malheur, drame !", donc on ne peut rien dire. On peut aussi répondre : "Et alors ?". Le drame n’empêche pas de dire les choses et de les voir. Eh oui, ça peut sonner monstrueux, mais, néanmoins ça peut s’entendre aussi.
Le dernier mot de la figure maternelle, que Virginie, la narratrice reçoit sur son répondeur, ne répond-il pas finalement à la grande interrogation de ce livre et de son existence : a-t-elle été aimée par sa mère ?
Ce dernier mot n’appartient à personne. Il y a un dernier mot par lecteur. C’est une chimère, surtout dans le cas de la disparition d’une personne qui part sans laisser de message. Le dernier mot, tout le monde va le chercher quelque part. Le dernier mot est polymorphe. Il est partout et nulle part.
"Aujourd’hui, tout le monde est critique de mode grâce à Instagram et TikTok. […] On est dans une civilisation de l’image et pas du mot. C’est la république des montreurs qui font des photos, les publient, habillés en x, y, z…"
Dans cet ouvrage, il est aussi question de vous, en filigrane. Vous êtes une résiliente à plus d’un titre : vous étiez une enfant non désirée…
… Non, je n’irai pas jusque-là. Je dirais une enfant non prévue parce qu’il y avait toute cette histoire de l’échographie que je raconte dans le livre. La narratrice naît, en même temps, à côté d’une autre enfant qui est sa jumelle. Virginie n’est pas prévue, de là, elle dérange. C’est une surprise de dernière minute. Mais ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas désirée. On ne va pas raconter tout ce qui se passe après…
Vous étiez donc une enfant non prévue, sans ovaires et privée de l’amour d’une mère distante. Comment se construit-on avec ces blessures ?
On se cogne beaucoup. On trébuche beaucoup. On tombe beaucoup. Mais la grande chance de cette Virginie du livre est qu’elle a un désir phénoménal de comprendre et de survivre. La quête de sens au milieu de ce qui l’affecte, de ce qu’elle traverse, la sauve. Elle passe d'un état d’objet d’enfant non attendu, qui dérange, un cas médical, à l’état de sujet. C’est-à-dire que cette femme veut être au poste de commandement de ce qui lui arrive. Et ça se fait au prix d’immenses douleurs, chagrins, malentendus, violence…
Dans ce roman, on sent que la narratrice, Virginie, est forte, indépendante, un vrai bourreau de travail qui voyage sans cesse, et ce qui frappe, c’est sa grande solitude…
Cette solitude est à la fois le fruit d’une vie consacrée au travail, avec pas mal de fuites, mais c’est aussi le biotope idéal pour comprendre, pour chercher, pour réfléchir, pour se reprendre. Ce n’est pas que malheureux ou isolant. C’est aussi constructif.
L’univers de la mode, qui incarne le rêve et le glamour, a-t-il été finalement un moyen de vous évader de votre passé douloureux ?
Non seulement un moyen, mais surtout une sorte de famille d’accueil. Il y a des gens formidables dans ce milieu, qui m’a donné une place et une fonction. Et heureusement, les paillettes, la légèreté … Car les gens n’imaginent pas la somme de travail phénoménal, derrière tous les acteurs de la mode, à laquelle peu de gens survivraient. C’était bien. Néanmoins, je crois que j’y suis restée un peu trop longtemps et j’ai commencé à m’y ennuyer.
Vous avez été mannequin pour Hermès, Chanel, entre autres… Comment avez-vous vécu le fait d’être exposée, vous qui étiez, comme vous le racontez dans le roman, complexée par votre corps depuis l’adolescence ?
Bonne question… Il est vrai que j’étais très complexée au milieu des filles "normales", je veux dire par là, les filles qui apparemment n’avaient pas de problèmes avec les signes extérieurs de leur féminité. Mais là aussi, contre toute attente, je devenais une de leurs semblables en étant mannequin, ça me permettait m’assimiler davantage aux femmes.
Trouver sa place est une des interrogations de votre livre. Vous avez été journaliste de mode pour Le Figaro et le Vanity Fair. Quel regard portez-vous sur cette profession aujourd’hui, le critique de mode a-t-il encore une voix qui compte ?
Ça ne m’intéresse plus trop. Mais, honnêtement, je crois qu’il n’a plus de place. Aujourd’hui, tout le monde est critique de mode grâce à Instagram et TikTok. Le journaliste de mode peut encore en avoir une en mettant les choses en perspective avec une histoire de la mode, son inscription dans le temps puisque tous ces réseaux ont la mémoire très courte. Mais si le critique de mode devient une sorte d’archiviste, ce n’est pas très joyeux ! On est dans une civilisation de l’image et pas du mot. C’est la république des montreurs qui font des photos, les publient, habillés en x, y, z… Je le dis sans mépris. Il n’y a pas d’échelle de valeurs. Simplement, le système a changé. La critique de mode est un truc d’archéologie, de dinosaure.
"L’écrivain a trop de liberté. Et c’est formidable !"
Est-ce que l’on peut encore tout écrire aujourd’hui dans cette presse comme vous l’aviez fait dans votre critique assassine du créateur Tom Ford dans Le Figaro en 2011 ?
On va mettre cartes sur table : Non, je ne pouvais pas tout dire ! Pourquoi je me suis lâchée sur Tom Ford ? Parce qu’il n’était pas annonceur dans le journal où j’écrivais. Jamais un papier comme ça n’aurait pu sortir sur un annonceur. Même si j’ai tenté parfois de ne pas lâcher mon libre-arbitre et mon désir de dire des choses sur des annonceurs au risque de multiples mesures de redressement…
Et l’écrivain a-t-il plus de liberté ?
L’écrivain a trop de liberté. Et c’est formidable ! Il crée sa propre liberté en écrivant. C’est une liberté magnifique, et aussi terrorisante, parce qu’elle est presque illimitée dans l’écriture. Où est la non-liberté ?
On parle de plus en plus de censure, de cancel culture, de "lecteurs en sensibilité" recrutés par des maisons d’édition américaines pour traquer le moindre mot offensant dans les bouquins…
Oui, le monde entier est gouverné par la bien-pensance. En revanche, je pense que l’écrivain n’a pas vocation à être politique, gourou ou à prêcher quelque chose. Si son livre déclenche une adhésion à une sorte de pensée ou à une lecture politique, sociale et sociétale, tant mieux. Mais je ne pense pas que cela doit être au poste de commande. Donc, liberté !
Aujourd’hui, vous êtes une auteure à part entière. Passer de journaliste à romancière a-t-il été un exercice évident pour vous ?
L’écriture, je ne sais pas par quel miracle, me semble évidente. En revanche, passer de journaliste à juste auteure, alors là… J’ai l’impression que c’est plus compliqué pour les autres que pour moi-même ! Il faut vraiment faire la police, rectifier les journalistes, pour chasser cette étiquette de journaliste de mode, alors que je ne le suis plus depuis 5 ans. Elle a la vie dure, ou plutôt la vie longue.
"Je pense que Karl était un tendre contre toute apparence, contre sa légende, et moi, j’en suis une aussi."
Vous avez d’ailleurs écrit pour Sébastien Jondeau un livre sur Karl Lagerfeld, qui avait une grande liberté d’expression et qui était surtout un passionné de littérature tout comme vous, qu’est-ce qui vous a rapprochés avec le couturier ?
Hum… Pas évident de répondre à ça. D’abord, je pense que Karl était un tendre contre toute apparence, contre sa légende, et moi, j’en suis une aussi. On s’est reconnus. J’aime aussi la légèreté et rigoler, et lui aussi. Ça s'est bien passé tout de suite.
Où vous êtes-vous rencontrés la première fois ?
La première fois que je vois Karl, c’était chez Chloé où il a été directeur de la création pendant très longtemps, et moi, j’étais mannequin showroom. On l’attendait depuis des heures. Et puis soudain, il est là, et il faut faire les essayages. Il faut aller vite, on ne trouve pas de chaussures à ma taille, je me présente à lui pieds-nus. Et il dit tout de suite : "Ah, c’est Françoise Dorléac ! Elle a la même façon de bouger et de parler. C’est incroyable !" Et je me suis dit : "Je l’adore". Et depuis toujours, j’avais une fascination pour Les Demoiselles de Rochefort, Catherine Deneuve et sa sœur Françoise Dorléac, jumelles et gémeaux, comme moi et il ne le savait pas. Plus tard, quand on s’est retrouvés, moi en tant que journaliste c’était facile, évident. Je n’avais pas peur de lui. Et il le sentait très bien. Quand les gens étaient impressionnés par lui, ça partait mal. Pour être vraiment connecté à Karl, il fallait ne pas avoir peur de lui.
Pour finir, qu’est-ce vous ESQUIVEZ dans la vie ?
J’ai une petite technique, comme je suis très insomniaque avec un bon fond d’angoisse, les nuits sont toujours très problématiques. Et donc je me suis imaginée un petit jeu : avant de m’endormir, mentalement je me place, au milieu d’un jardin, dans une petite maison où je dors. Et autour, il y a une palissade. Tous les soirs, je me figure les gens, les choses, tout ce qui est source d’inquiétude, de nervosité, de questions, et d’angoisse, et je les mets en-dehors de la palissade. Donc, j’esquive toutes ces choses. C’est l’esquive absolue !