INTERVIEW
Publié le
29 mars 2023
À la fois brut et intime, le film de Sophie Letourneur "Voyages en Italie" plonge dans le quotidien d’un couple lié depuis longtemps qui tente de raviver la flamme pendant des vacances. Entre rires et scènes ordinaires, le récit nous plonge dans ce qui compose les liens amoureux plusieurs années après le début d’une histoire d’amour. Qu’est-ce qui suscite l’affection pour un autre être ? Comment perçoit-on l’autre que l’on connaît si bien et qui, pourtant, est extérieur à soi ? Qu’est-ce qui compose le mystère du désir charnel ? Ce long-métrage aborde toutes ces questions en toile de fond. Rencontre avec la femme à l’origine de cette histoire, Sophie Letourneur.
Sophie Letourneur, c’est votre cinquième long-métrage, qu’est-ce que celui-ci a de particulier par rapport aux précédents ?
Ce film s’est déroulé de façon paradisiaque, notamment grâce au soutien d’Arte et du CNC. J’ai pu le concevoir comme j’en avais envie parce que je l’ai produit moi-même. Laetitia Goffi, que je connaissais déjà et avec qui j’avais travaillé précédemment, a co-écrit le film. C’est très pratique d’être productrice car la mise en production et la préparation du film se mélangent à l’écriture dans ma façon de travailler. Ce n’est pas très conventionnel mais c’est cohérent avec ma manière de fonctionner. Ce qui me plaît le plus, c’est la production exécutive, c’est-à-dire la fabrication du film.
Connaissiez-vous déjà l’équipe de tournage ?
En dehors du chef opérateur, son assistant et l’ingénieur son, il s’agissait de personnes avec qui j’avais déjà travaillé. C’est plus facile, on gagne du temps. Je ne travaille pas de façon classique, donc c’est un atout de réaliser un film avec des personnes qui me connaissent déjà. On se comprend plus facilement.
“J’ai des points communs avec le personnage que j’incarne, c’est une vision comique de moi-même, une extrapolation de mes défauts.”
Vous avez choisi comme environnement la Sicile, quel est votre rapport avec cet endroit ? Pourquoi était-ce un lieu propice à votre intrigue ?
L’intrigue est partie d’un vrai voyage qui a eu lieu en Sicile en 2016. C’était donc naturel que l’histoire se déroule dans ce cadre. J’ai tout de suite eu envie de faire un film sur la base de ce voyage, mais j’ai été occupée par d’autres projets entre temps, j’ai fait un autre film. Ça prend beaucoup de temps d’écrire un film, on ne se rend pas compte. Voyages en Italie sera une trilogie. Le deuxième épisode est déjà écrit et le troisième est en chantier.
Les deux personnages que vous dépeignez sont faits de qualités et de défauts, on peut facilement s’identifier à eux. Comment les décririez-vous ?
Le personnage de Jean-Fi est attachant : c’est un portrait d’homme qui ne colle pas avec les injonctions à la virilité et les critères de beauté conventionnels. Le but était de faire de quelqu’un d’ordinaire quelqu’un d’extraordinaire. Il est à la fois stressé, lâche, doux, féminin, parfois paresseux. Le personnage de Sophie, que je joue, n’est pas très tendre, c’est une indécise. J’ai des points communs avec le personnage que j’incarne, c’est une vision comique de moi-même, une extrapolation de mes défauts. J’ai toujours trouvé que le ridicule était très humain, qu’il ne fallait pas le gommer car il permettait l’empathie avec le spectateur. Ce qui me touche chez ce couple, c’est leur humanité, dans leurs contradictions, leur faiblesse et leur fragilité.
“Mon but est de montrer que ce n’est pas du tout ordinaire d’être en vie, tout ce qu’on vit et ce qu’on ressent, c’est important.”
Comment décririez-vous la relation qui unit ces deux personnages ?
Ce qui m’intéressait, c’est de faire un portrait du couple après plusieurs années de vie commune. C’est un lien qui n’est plus passionnel ni sexuel, contrairement à la période de la rencontre. Le film est aussi un miroir, il ne faut pas empêcher l’identification des spectateurs avec les personnages. À travers ce récit, je cherche à partager mes expériences personnelles pour qu’elles deviennent communes, me sentir peut-être moins seule, trouver ce que l’on a de commun entre humains, en faisant abstraction des catégories sociales. Les problématiques de couple et de durée dans le couple sont les mêmes pour tout le monde selon moi. Ça relève de l’universel.
Qu’est-ce que cela change d’être à la fois actrice et réalisatrice ?
C’est une position que j’aime bien. Je l’avais déjà fait dans Le marin masqué et Les coquillettes. J’aime bien jouer, ça me détend. C’est intéressant de pouvoir diriger la scène de l’intérieur. La particularité, c’est que ça doit être bien préparé à l’avance, je fais une maquette en amont pour tout cadrer. En revanche, je ne me rends pas compte de ce que c’est d’être uniquement actrice, peut-être que ce sera le cas un jour. Je suis ouverte aux propositions.
Quel est le sentiment que vous souhaitez susciter chez les spectateurs de vos films ?
Qu’ils prennent du plaisir à le regarder tout d’abord. J’espère aussi qu’ils vont trouver ça drôle. J’ai déjà eu des retours de spectateurs qui m'ont touchés car les gens me rapportaient qu’ils s’intéressaient à cette sublimation de l’ordinaire et du quotidien. Mon but est de montrer que ce n’est pas du tout ordinaire d’être en vie, tout ce qu’on vit et ce qu’on ressent, c’est important. Beaucoup de personnes ont été également touchées par l’amour et le lien ordinaire. J’espère que ça les amènera à revaloriser ce lien dans leur propre vie. Ce n’est pas un film d’élite, c’est un film simple. On a beaucoup commenté le physique des personnages aussi, les gens ont souligné que cela faisait plaisir de voir des corps ordinaires et la chaleur qui s’en dégage. On travaille sans maquillage sur ce film et c’est intéressant de présenter le corps autrement qu’un objet de désir ou de dégoût.
“Les personnes qui travaillent avec moi ne sont pas formatées, ce qui permet une grande liberté.”
Les choix artistiques, en termes de son et d’images sont assez particuliers. Pourquoi avoir choisi cette manière de le réaliser ?
La liberté avant tout. J’ai fait tout ce dont j’avais envie, au niveau de la recherche, au niveau du bruitage. J’y ai mélangé des images de caméra 35mm et des images de petits caméscopes. On avait des oreillettes avec les répliques, donc ça ne laissait pas du tout de place à l’improvisation. Les dialogues sont écrits au millimètre. C’est un processus de recherche esthétique et technique. C’était déjà le cas dans les autres films que j’ai fait. Ce n’est pas le récit qui était prédominant, mais la technique. C’était très ludique à faire, au niveau de la post-production, des sons qui débordent l’un sur l’autre, différents types d’aller-retours dans le passé. Ça m’amuse et ça me plait. Les personnes qui travaillent avec moi ne sont pas formatées, ce qui permet une grande liberté : certains travaillent dans la mode, ils n’ont pas peur d’expérimenter.
Quelle est la raison qui vous a poussé à faire du cinéma ?
Je faisais de la peinture au départ, puis de l’art vidéo. C’est un peu par hasard que j’ai fait un court-métrage de fiction, qui était une petite scénette. Ce film a bien marché dans les festivals, ça a été un succès, il a reçu des prix. Donc j’ai obtenu de l’argent pour faire un autre film, ça s’est enchainé. Je ne me sens pas appartenir au milieu du cinéma, j’aime travailler en petite équipe à ma façon, je n’aime pas les rapports de force ni la hiérarchie, je travaille pas mal dans mon coin. C’est un métier-passion, ça nous amène à travailler trop parfois et le processus de création implique que l’on est très seul. Entre l’écriture du film, la recherche de financement et le montage, il faut compter trois ou quatre ans avant que le projet n'aboutisse. À côté de ça, je suis une mère de famille, j’ai deux enfants, je fais le ménage le week-end, j’ai une vie normale. Je suis bien ancrée dans les réalités, ce qui transparait à travers mes films selon moi
“Le but est de faire rire intérieurement, rire de soi-même et de son couple, ça apporte une distance qui peut faire du bien et soulager.”
Qu’est-ce qui intéresse les gens dans le récit de vies ordinaires ?
J’associe un peu les thématiques de mes films à des spectacles de stand-up. Ce qui plait aux gens, c’est le processus d’identification, les sketches sur la vie ordinaire. Le but est de faire rire intérieurement, rire de soi-même et de son couple, ça apporte une distance qui peut faire du bien et soulager.
Quels sont vos prochains projets cinématographiques ?
Je vais tourner un film au Texas, un court-métrage, au mois de mai sur la vasectomie. Puis je compte travailler sur la suite de la trilogie Voyages en Italie. Je vais tourner le deuxième volet durant l’été 2024, ça se passera en Sardaigne, cette fois-ci avec les deux enfants. Il investiguera le lien fraternel entre un petit garçon de deux ans et demi et une petite fille de neuf ans. Les liens fraternels sont passionnants à décortiquer. Concurrence, cruauté, amour, beauté, tout s’y mêle. Avoir des enfants, c’est épuisant, mais c’est aussi un ravissement de chaque jour. J’ai également un projet de comédie, un film de genre autour d’une brochette d’actrices super-héroïnes, qui est au stade embryonnaire pour l’instant. Enfin, je souhaite réaliser une série documentaire plus expérimentale qui pose la question des hommes et de leur sexe, à contre- courant de ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. C’est l’altérité totale, et c’est ce qui est excitant.
"Voyages en Italie", de Sophie Letourneur. En salles.