MUSIQUE
"Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres". Cette citation des Frères Karamazov, écrit par Dostoïevski en 1880, soulève, en apparence, la question de l’autre. C’est exactement avec ce questionnement que Skrillex est revenu avec deux nouveaux albums : QFF et DGTC mais aussi SKRLX et CONTRA, dont les sorties sont prévues d’ici la fin de l’année. L’Américain qui a marqué l’électro de la dernière décennie, semble débarquer de nulle part dans la confusion grouillante. Mais, force est de constater qu’il a su saisir toute l’urgence de nous interroger sur le sens actuel de nos liens à nous et à autrui. Comme une équation évidente dont personne ne comprend la logique mais que nous appliquons parce qu’il en est ainsi ! La résultante est de penser que les autres, c’est nous. Que nous sommes l’alter ego de quelqu’un. Alors, dans ce cas qui sommes-nous ? Où se place l’identité dans ce monde interconnecté ? Dans ces 27 nouveaux titres vous entendrez des sons EDM, émo, pop, métal, rock, synthwaves, hyperpop, hip-hop, R’n’B, cloud rap, tropical, drill, house, dance, techno, trance, ambiant, trap… et nous n’avons pas fait le tour de tous les styles présents ! Tout semble résonner comme une dislocation dans les méandres embrumées d’une nuit alcoolisée. Et pourtant, le compositeur et DJ vient nous remettre un pied sur terre avec la force cotonneuse d’une rave. Dans un trip bien réel, il pose alors cette question acide : "Les humains rêvent-ils de moutons électriques ?"
On a fait couler beaucoup d’encre à propos de Sonny John Moore depuis ses premières propositions musicales. Considéré comme un prodige autant qu’un adolescent bruyant, ce jeune à l’apparence geek a pris une voie inattendue en 2010, dans une industrie du disque qui ne semble pourtant ne l’avoir jamais réellement entendu. Car si on lui connaît des titres étiquettes comme "Scary Monsters and Nice Sprites" ou "Bangarang", à contre-courant du rap/R’n’B diluvien de cette décennie ; il ne reste pas moins qu’il a su montrer également d’autres facettes avec ses multiples et éclectiques collaborations. De Damian Marley à Korn, Skrillex a su s’entourer dès le début pour proposer une démarche quasiment bouddhique. Une approche du marché certes peu novatrice, mais que l’on voit peu. En effet, les artistes sont nombreux à se persuader que leur art pourrait se dénaturer au contact des autres. Alors, ils s’enferment pour jouer à huit-clos jusqu’à l’étouffement. C’est ici que le jeune musicien se démarque car il a préféré s’entourer de confrères de tous les horizons, comme Chance The Rapper ou Ellie Goulding, pour explorer l’immensité des paysages sonores face à lui.
"Il est bel et bien réel que le Californien a surtout brillé par son absence, plongé dans l’obscurité de l’intime, à surtout profiter de la douceur lumineuse de vivre."
Il se dégage de ses morceaux une force sensible. Un magma bouillonnant sous une roche lisse. Rien ne semble jamais en apparence présager une telle musique. S’ajoute un sens du contraste et du marketing. On tient là le retour d’un MC comme s’il avait toujours été là. Pourtant, il est bel et bien réel que le Californien a surtout brillé par son absence, plongé dans l’obscurité de l’intime, à surtout profiter de la douceur lumineuse de vivre. Car nous oublions qu’après un succès aussi fulgurant vient toujours le moment de la question fatidique : "Et maintenant ?". Comment perdurer, recommencer, recréer l’exploit ? Quelle sera la bonne source d’inspiration ? Quelle formule est la bonne ? La réponse est d’une simplicité inenvisageable aujourd’hui : il n’y a rien à faire d’autre qu’écouter ce (ceux) qui nous entoure(nt) ! Voilà très exactement ce que Skrillex a fait durant plusieurs années. Il a côtoyé le monde, l’a éprouvé, l’a vécu, l’a raisonné pour le mettre ensuite dans des sons et des mots. Le musicien se questionne, il réfléchit en mélodie, il chemine au travers de genres multiples, il jalonne ses pensées au fur et à mesure avec des titres qu’il pense être juste. De cette interrogation naît un diptyque de 78 minutes qui tente de comprendre pourquoi nous ne sommes pas égaux.
L’industrie musicale est cette pièce aux deux visages. Elle tient d’un numéro de funambule pour ne pas chuter du fil invisible qu’elle tend entre elle et le public. L’Angelenos a disparu comme un glaçon qui fond dans son verre. Entre dépression et alcoolisme, la lisière cachait un voile noir abyssal, à l’image d’une ville qui vous étouffe dans son réseau. A mesure de la dégustation de ce cocktail funeste, un long chemin s’étire petit à petit jusqu’à n’en plus voir l’horizon. C’est ainsi que la musique l’a maintenu alors dans ce lien fragile entre lui et nous. Car lorsque le consommateur sort de la relation commerciale à l’art, il redevient ce qu’il a toujours été ; c’est-à-dire "l’autre". Nous avons besoin de soi et d’autrui pour nous construire un fil d’Ariane. Cette traînée linéaire et lumineuse qui n’est autre que le sens de nos actions. La raison de nos pensées et de nos choix.
"Loin de la dissonance qu’on a pu entendre d’un jeune homme en colère, il y a dix ans, nous entendons au contraire la sagesse d’une personne, d’un artiste, accompli dans son identité la plus intime."
Skrillex est un artiste à l’histoire en apparence stéréotypée d’une tragédie romanesque de gare. Pourtant, à l’écoute de ses deux nouveaux albums, il y a dans ses maux beaucoup à apprendre. C’est une musique qui explore l’infinité des émotions et des sentiments que nous refusons pour la plupart d’apercevoir ; et encore moins de ressentir ou de vivre. Car les ressentir nous effraie de par leur force. Notre faiblesse réside dans la capacité que nous avons trop souvent à préférer l’ignorance. Le DJ nous montre à quel point nous faisons fausse route en nous proposant des œuvres qui voyagent dans tous les styles possibles existants et nouveaux. Il fait preuve de la justesse de quelqu’un qui a appris. Loin de la dissonance qu’on a pu entendre d’un jeune homme en colère, il y a dix ans, nous entendons au contraire la sagesse d’une personne, d’un artiste, accompli dans son identité la plus intime. Il a compris que l’importance n’est pas de savoir pourquoi nous ne sommes pas égaux ; mais d’accepter que nous nous rendions responsables, en partie, d’une société que nous montrons du doigt.
Il n’y aucune leçon de morale dans les nouvelles propositions de Skrillex. C’est un constat de ses choix dans les trajectoires possibles ; un œil fixé sur un daruma s’est, certes, perdu mais sans jamais quitter du regard ses rêves. Il a appris que, pour les rendre palpables, il lui fallait avant tout être lui et laisser autrui être soi. Composer avec son histoire, ce qu’il ressent, ses idées, ce qu’il a de culpabilité et laisser celle de l’autre dans ses mains. Tout ça nous donne un tableau en deux parties d’une richesse déconcertante dans son immensité. Mais si vous tendez l’oreille vous y trouverez une intention rare dans la musique, d’autant plus dans l’électro.
Chacun de nous doit apprendre à se rendre responsable de l’autre et de soi. Il n’est pas question d’égalité mais d’équité. Ce principe oublié repose sur la volonté de comprendre les gens (moi) et de leur (me) donner ce dont ils ont (j’ai) besoin pour s'(m’) épanouir. Nous prenons trop pour acquis l’"être". Mais vivre ensemble se travaille avec autrui et avec son moi. Tout autant que l’identité se construit avec nos choix au regard de l’autre. Tout ça tient dans un équilibre fragile que nous renversons à notre perte avec une confusion de tout et tous. Nous nous contentons alors d’attendre dans une satisfaction mortelle de notre âme. Skrillex nous offre deux albums, seul, et en multiples duos, d’une profondeur philosophique qui nous tient de savoir écouter. Ils ne conviendront pas à tout le monde en raison de leur mélange artistique parfois trop effervescent. Cependant, même s’il est souvent épineux, il ne faut jamais oublier que notre identité se forge au contact des autres. Pourquoi ? Parce que c’est en côtoyant nos semblables que nous nous rêvons un bonheur électrique.