INTERVIEW
Publié le
18 décembre 2024
Réunis par Guillaume Nicloux dans Sarah Bernhardt, la Divine (en salles ce 18 décembre), Sandrine Kiberlain et Laurent Lafitte jouent deux comédiens qui s’aiment peut-être trop pour bien s’aimer, dans le Paris des années 1890. Mardi dernier, à l’Hôtel de l’Abbaye (Paris VIe), notre critique cinéma Louise Maurer et les deux acteur(ice)s ont discuté créativité artistique, liberté et évolution du statut de "star" de la Belle époque à aujourd’hui.
Avant d’entrer dans son rôle, Sarah Bernhardt disait : “Laissez-moi il faut que je me quitte”. Sandrine, comment vous êtes-vous mise dans la peau de Sarah ?
Sandrine Kiberlain : Le rôle m’a été proposé il y a quatre ans. J’ai eu le temps de voir l’exposition sur Sarah Bernhardt, d’accumuler des informations sur elle, de discuter avec la scénariste, de me remplir de toutes sortes de témoignages en piochant dans les sources. Et puis le scénario, finalement, m'a suffi, car j’aimais bien m’attacher à l’angle choisi par le metteur en scène (Guillaume Nicloux, ndlr). J’aimais sa version de Sarah Bernhardt. Ensuite, il y a un travail un peu inconscient, mais j’ai beaucoup appris à travailler le texte pour que j’en sois débarrassée pendant le jeu.
Avez-vous écouté des enregistrements de la voix de Sarah pour essayer d’imiter sa diction si particulière ?
S. K : L’ambition du film n’est pas de faire un documentaire sur Sarah Bernhardt. On s’est tout de suite dit, avec Guillaume, qu’on allait essayer de la rendre accessible à aujourd'hui, la remettre au goût du jour, ou plutôt essayer de capturer son énergie, sa liberté, sa vérité, le parfum de cette femme pour en faire une nouvelle version. C’est, pour moi, la meilleure des façons de rendre hommage à une femme si libre, que de prendre aussi des libertés avec elle. J’étais donc très libre aussi dans mon interprétation, car ce n’est pas tellement un personnage très imagé pour les gens, personne ne la connaît vraiment.
Justement, le film s’articule autour d’une histoire d’amour que l’on connaît mal, ou très peu. Lucien Guitry aurait été un de ses nombreux amants certes, et Sarah Bernhardt, le témoin d’un de ses cinq mariages.... Ces “indices” suffisent-ils à remonter le fil d’une idylle ?
Laurent Lafitte : Rien que de rappeler ça, c’est pas mal ! [Rires] Ces indications guident l’imaginaire d’un acteur ou d’un scénariste, pour qui ce sont plus que des simples “faits”. On imagine ce que ça raconte sur l’état d’esprit, les libertés de l’époque, et déconstruit un peu les clichés que l’on a sur cette idée de “rigueur morale” propre au XIXe. On comprend que, oui, on peut se marier cinq fois, que sa maîtresse peut être témoin de son propre mariage, qu’on peut se quitter et se remettre ensemble malgré d’autres histoires… Même si on ne connaîtra jamais la réalité de ces personnages-là, faute de témoignages techniques, d’enregistrements et d’images, on ne peut que se baser sur ce genre d'événements. C’est eux qui déclenchent un imaginaire que l’on espère fidèle à qui ils étaient.
S. K : Guillaume a voulu montrer leur façon de s’aimer. On sait qu'ils ont eu cette amitié amoureuse jusqu’à la fin de leur vie, qu’elle lui envoyait des courriers, témoignages de vérité eux-aussi. On sait qu’elle a eu trois principales histoires d’amour dans sa vie. S’attacher à cette histoire-là en particulier est un choix de narration assumé, qui permettait de parler aussi du fait que le père et le fils (Guitry, ndlr), ont partagé la même maîtresse, et que ce fils en question était le filleul de Sarah, qu’il appelait sa “deuxième mère”. Ce lien qu’ils ont à trois facilite la remontée dans le temps et évite le côté didactique, informatique qui voudrait que tout soit très historiquement plaqué. Ce choix permet l’arrivée du romanesque, il permet aussi de transformer le récit en spectacle pour le spectateur, tout en assumant sa part de fiction.
Laurent Lafitte : "Maintenant, j’ai l’impression qu’il suffit d’un clic pour être célèbre."
Laurent, qu’aimez-vous chez Lucien Guitry et Sarah Bernhardt ?
L. L : Lucien Guitry est presque encore plus mystérieux que Sarah Bernhardt, on connaît moins son caractère. En termes de notoriété, c’est à peu près l’équivalent de Sarah Bernhardt, mais peut-être a-t-il moins cherché à déclencher l'idolâtrie. C’est différent chez Sarah. Ce que j’adore chez elle, c’est qu’on a l’impression que sa vie doit absolument être à la hauteur de son œuvre et du personnage qu’elle s’est créé. Manque de bol, elle ne joue que des tragédies avec des personnages pas possibles, chez qui tout est plus grand que nature : la passion, l’engagement, l’absolu… C’est une mission impossible, qu’elle a pourtant réussi, puisqu’elle a tenu ce personnage jusqu’au bout de sa vie. Elle n’a pas peur du prix à payer pour sa liberté, même si c’est la solitude.
Qu’est-ce qui vous séduit le plus dans cette “Belle époque” parisienne ?
L. L : Une esthétique, déjà. Une esthétique chargée, qui est très dans la surenchère, et en même temps qui est aussi dans l’exigence de l’excellence artisanale : les matières, l’audace, la confrontation d’un motif léopard avec un jacquard… Il y a un sentiment de liberté et d’exubérance, mais assez “chic”, qui est assez propre à cette époque.
S. K : Et puis, intellectuellement, la vie artistique et littéraire était très foisonnante. C’était des soirées autour de gens qui s'admiraient entre eux, qui pouvaient échanger, débattre, se contredire en toute liberté…
L. L : Beaucoup de “salons” ! On se retrouvait pour faire de la musique, pour lire des poèmes, pour écrire…
S. K : Oui, tout était centré autour de l’art ! Ajoutons à tout ça la liberté sexuelle…il y avait quelque chose de plus assumé qu’aujourd’hui je trouve.
Vous parlez tous les deux beaucoup de “liberté”. Pensez-vous que les artistes de l’époque étaient réellement plus libres que maintenant ? Y avait-il, selon vous, une sensation émancipatrice d’un “tout” qu’il restait encore à accomplir ?
L. L : En tout cas, les moyens de communication n’étaient pas les mêmes que maintenant. C’était peut-être une forme de liberté, que ne pas se sentir immédiatement jugé par des millions de gens avec un simple pouce levé ou baissé. Tout ça, je pense, a sclérosé la pensée et la liberté de s’exprimer au fil du temps. À l’époque, il y avait quand même des carcans assez puissants, donc je ne pense pas que la parole était forcément plus libre. J’ai l’impression, quand même, qu’on attendait moins des artistes une parole engagée et personnelle sur certains événements, si ce n’est leur art uniquement. Maintenant, on demande beaucoup aux artistes de s’exprimer, politiquement, par exemple. En l'occurrence, Sarah était aussi moderne car elle s’investissait politiquement.
S. K : Oui, elle s’est construite justement une image hors média, hors réseaux. Elle voulait pourtant faire parler d’elle, d’une façon ou d’une autre. C’est la première qui a vendu du savon à son nom, des cigares “Sarah Bernhardt”... C'est la première à s’être mise physiquement, sur les affiches de ses pièces de théâtre. Elle a été sa propre chef d’entreprise. Il y avait une façon différente de prendre la parole à l’époque, de se faire remarquer qui, je pense, demandait un investissement différent que les réseaux d'aujourd'hui. Si on avait envie de se faire connaître, il fallait surtout se donner entièrement, et c’est aussi ça qui a fait son envergure.
L. L : Et puis, il fallait être une star pour qu’on entende parler de vous ! Maintenant, tout le monde a la parole…
Sandrine Kiberlain : "Aujourd’hui, le mot ‘star’ ne veut plus dire grand-chose."
Pensez-vous qu’il y avait plus de “stars” à l’époque ? Comment a évolué notre rapport à la célébrité depuis celle de Sarah Bernhardt ?
S.K : Il y en a moins, même plus du tout, je dirais. Le mot “star” aujourd'hui, il est valable pour quoi ? Pour qui ? Catherine Deneuve, peut-être, mais à part elle ? Ce mot ne veut plus dire grand-chose… Je pense qu’on a démythifié quelque chose.
L. L : Et pas que dans l’expression, même dans les instruments artistiques. Monter sur scène maintenant, c’est différent. Il suffit qu’un influenceur ou influenceuse fasse un petit “buzz”, et tout de suite, il a accès à des salles de 2000 places… Avant, on avait accès à ces choses-là que quand on avait quelque chose à raconter, quand on avait appris à construire une carrière, à trouver son public. Dans les années 1950, 1960, sans remonter aussi loin qu’à Sarah Bernhardt, l’Olympia, c’était quelque chose ! Bruno Coquatrix (Directeur général de l'Olympia de Paris de 1954 à 1979, ndlr), par exemple… C’est lui qui programmait la première partie, la vedette américaine, la vedette principale… Il y avait une hiérarchie à respecter, il fallait gagner ses galons… Quand on voit aussi le parcours d’Aznavour, fallait y aller quoi ! Maintenant, c’est vrai que j’ai l’impression qu’il suffit d’un clic pour être célèbre.
S. K : Ou même, quand on se déplaçait en province il n’y a pas si longtemps, pour défendre un film, il y a une dizaine d’années, on était attendus parce que justement, nos images étaient rares, on faisait le voyage, les journalistes se déplaçaient, il y avait un “truc” ! Un “Événement”... Aujourd’hui, je suis allée présenter Sarah Bernhardt dans des villes, il y a, à tout casser, un journaliste… Tout le monde a les informations de partout, ce n’est pas du tout la même façon de garder le mystère autour d’une personnalité, c’est autre chose.
Peut-être que c’est cette dimension du “secret”, qui rendait justement le mythe possible. A-t-on démythifié le fait de faire du cinéma au fil des années ?
L. L : C’est sûr ! Quand on pense à l’outil de cinéma, c’est flagrant. Avant, c’était vu comme un outil “magique”, une image animée avec du son ! Mine de rien, aujourd’hui, on est tous habitués à être captés par une caméra.
Le média s’appelle S-quive. Selon vous, que faut-il éviter absolument lorsqu’on joue dans un film (ou une pièce) historique, ou que l’on se lance dans la reconstitution d’une époque ?
S. K : Éviter l’ennui ! Ne pas vouloir être trop proche du documentaire je dirais.
L. L : Éviter les “figures”. Ne pas jouer une figure globale, ce qui serait l’idée d’une époque. Ne pas être dans l’idée. Il faut essayer d’être dans le concret, dans les situations, les enjeux, les sentiments. Sinon, on se retrouve à jouer Les liaisons dangereuses avec un éventail ! [Rires]
S. K : C’est comme quand on fait une comédie, il ne faut surtout pas chercher à faire rire ! C’est le meilleur moyen de ne faire rire personne et de se planter. On joue dans un film d’époque, c’est un personnage qui a existé, qui est dans son présent, qui vit l’instant. Ce n'est pas un travail si différent qu’avec un autre personnage. C’est juste que ça ne raconte pas la même chose, qu’il n’a pas la même façon de vivre sa vie.
On vous a sûrement déjà demandé ce qu’il y avait de Sarah Bernhardt chez vous, Sandrine, mais qu’il y a-t-il de Sandrine chez Sarah ?
[Rires]
S. K : Et bien, il y a moi ! Il y a mon corps, ma voix, ma tête, mes cheveux, mes mains… On est nous, après tout. C’est un mystère que je n’ai toujours pas élucidé, mais je ne cherche pas à le comprendre. Ce que je sais, c’est qu’il y a certainement une part de moi dans ce personnage qu’on a inventé avec Guillaume. Il y a surtout moi qui me quitte pour devenir “Elle”.
"Sarah Bernhardt, la Divine", en salles aujourd’hui.