INTERVIEW
Publié le
jeudi 2 juin 2022
Fondatrice de la résidence artistique LVMH Métiers d'Art, dont la lauréate, Eva Nielsen, vient de voir son travail exposé à la galerie FORMA, Léa Chauvel-Lévy évolue au plus près de la création contemporaine. Après le succès de son premier roman, Simone (Éditions de l’Observatoire, 2021), où elle retrouve le goût de l’enquête en se plongeant dans le Paris dadaïste des années 1920, cette passionnée d’art et de littérature continue de faire courir sa créativité tout en élégance sur le papier. Si elle aborde de nouvelles matières, c’est avec le même soin que pour un travail d’artisan. Rencontre avec une femme noble, au parcours inspirant.
Que dirait la critique d'art que vous avez été à propos du travail d'Eva Nielsen, lauréate de la résidence artistique LVMH Métiers d’Art que vous dirigez ?
Je la suis depuis sa sortie des Beaux-Arts, sa production m'a passionnée depuis le début. Je n'avais pas les moyens de la collectionner, mais j'ai toujours voulu avoir “du” Eva Nielsen chez moi, en ayant en tête qu'elle entrerait dans les collections permanentes d'institutions muséales importantes, qu’elle compterait. Ce qui est en train de se passer. La question que je me pose c’est : “quels sont les Picasso de demain ?” Il est évident qu’Eva Nielsen restera dans l'histoire de l'art. Pour LVMH Métiers d'Art, elle a complètement déplacé sa pratique. Elle m'a subjuguée : je lui ai dit “Eva. Tu ne connais pas le cuir, tu ne connais pas la soie, est-ce que tu as envie de faire cette résidence menée conjointement dans un atelier d'impression sur soie et dans une tannerie bicentenaire ?” Elle m’a répondue qu’évidemment, elle en avait très envie. Ce sont deux matières qui s'opposent mais qui, finalement, se caressent car elles sont sensuelles. Elle a peint sur cuir, alors qu’elle ne l’envisageait pas. Sa pratique m'a fascinée : au début, la peinture était complètement absorbée, ça ne donnait pas grand-chose puis elle a mis en place une technique de couche, de surcouche et finalement, elle a pu faire à la fois des ciels, des paysages et des sujets plus ou moins figuratifs, mais qui tenaient sur le cuir. Or la peinture sur cuir, c’est du jamais-vu dans l’histoire de l’art contemporain ! Elle m'a impressionnée d'abandonner, d'une certaine façon, son support de prédilection qui est la toile, même si elle en a gardé des reliquats. Elle a été absolument transformée par cette expérience de résidence. Donc ce que dit la critique d’art sur son travail d'une manière générale, c’est que son nom côtoiera les plus grands. Elle participe à la Biennale de Lyon, l’une des plus grandes manifestations d'art contemporain, elle est nommée au prix Ricard de la Fondation Ricard... C'est extraordinaire. Quant à sa production pour LVMH Métiers d'Art, qui rassemble trente-cinq œuvres, elle est parfaitement résumée par le nom de l'exposition, Intarsia, qui est un principe de marqueterie. Ella a fait un assemblage absolument incroyable : l’alchimie merveilleuse entre le cuir et la soie, avec des techniques inédites et un résultat qui casse les codes de la peinture traditionnelle. C’est iconoclaste, révolutionnaire d’une certaine façon. Et je pense qu’Eva Nielsen a suscité chez les artisans, notamment au sein de la tannerie bicentenaire (Tanneries Roux), de l'émotion, un renouvellement de leurs pratiques et du regard sur leurs gestes.
LVMH Métiers d’Art a lancé sa résidence artistique en 2016, Chanel le 19M au printemps dernier… Que traduit cet engouement des maisons de luxe pour les résidences artistiques ?
Jean Baptiste Voisin, qui a pensé avec moi cette résidence artistique, avait en tête d'injecter de l'art dans des usines, avec une mission de recherche et développement (R&D) pour que l'artisan soit confronté à des questions inédites sur leurs pratiques. Il y a ce que moi j'appelle le “bain heuristique” : un mois où l'artiste installe son atelier dans la manufacture et où il observe les artisans, il pose des questions. Pour répondre aux demandes de l'artiste, l’artisan, qui se retrouve confronté à de l'inédit, réinvente sa pratique. Je pense donc que l'engouement pour l'art des maisons de luxe et des groupes de luxe s’explique par le fait que l’art est un merveilleux levier d'innovation.
Il a fallu que je prenne mon courage à deux mains pour essayer de poser des questions, comprendre l'écosystème de ce milieu, me faire inviter à des vernissages, et finalement écrire pour des galeries.
Vous avez été fascinée par cette femme qui est devenue une galeriste reconnue à une époque où c’était difficile d’y parvenir. Comment avez-vous vécu vos débuts dans ce milieu ?
Je crois que d’une manière générale ça n'a pas été facile d'être une femme jusqu'à aujourd'hui. Effectivement, je tenais à aborder la question du rapport au viol, à l’avortement, car dans les années 1920, le corps de la femme qui avortait relevait du pénal. On s'exposait. Sous le gouvernement Deschanel, avorter est devenu un crime. On passait du délit au crime, vous vous rendez compte ? Simone risquait de la prison. Elle s'est battue toute sa vie pour le droit à l'avortement. Mais je dis souvent que Simone, c'est une version accomplie de moi-même. Elle a été au bon endroit au bon moment. Elle a rencontré les dadas qu'elle n'aimait pas au début, mais qu'elle a adoré après, elle a tenu la centrale surréaliste, à propos desquels elle a beaucoup écrit. On a découvert sa collection incroyable de Masson, de Picabia, de Max Ernst, de Man Ray qui l'a d’ailleurs prise en photo, qui l’a dessinée. On est en train de monter des expositions autour d'elle, autour de sa collection… Depuis quelques mois, les institutions muséales se passionnent pour Simone Rachel Kahn. Je ne dis pas que j’en suis à l’origine mais quelque chose est en train de naître autour de cette figure féminine oubliée par l'histoire. Moi, je ne suis pas une figure féminine oubliée par l'histoire, je suis une ancienne critique d'art. Je n’y connaissais pas grand-chose, sinon dans mon apprentissage de la philosophie de l'art. Les débuts étaient durs, j'étais inhibée, je n’osais pas aller dans les galeries. Il a fallu que je prenne mon courage à deux mains pour essayer de poser des questions, comprendre l'écosystème de ce milieu, me faire inviter à des vernissages, et finalement écrire pour des galeries. Je me suis fait violence mais c’était essentiel.
Pourtant, vous étiez journaliste avant ?
Oui, ce n’est que plus tard que j’ai été critique d’art.
Qu'est ce qui vous plaisait tant ?
C’était ma survie, il y a eu un moment où j'allais très mal et la seule chose qui me faisait du bien, c’était aller dans les galeries d'art, voir l'expression artistique, les écorchés. Pour moi, les artistes sont des grands écorchés.
Après ma dépression, la seule chose que je voulais faire, c'était voir de l'art, écrire sur l'art, réfléchir sur l'art, aller en bibliothèque.
Faut-il être malheureux pour être créatif ?
Il faut avoir d'énormes failles, de grandes béances. On ne crée pas sans souffrance. J'irais presque jusqu'à dire qu'il n'y a pas d'art joyeux. D’ailleurs, j'avais écrit une critique à l'époque intitulée “L'art pop n'a rien de joyeux”. Après ma dépression, la seule chose que je voulais faire, c'était voir de l'art, écrire sur l'art, réfléchir sur l'art, aller en bibliothèque. J’avais des acquis grâce à mes études en philosophie de l'art et après, j'ai fait preuve de curiosité. J'ai aussi grandi entourée de beaux livres, où l'art tenait une grande place. On partait toujours en vacances dans une destination où il y avait une fondation d’art. Ma mère était directrice photo et je passais mes week-end au musée. En même temps, je suis une petite-fille de concierge, mes quatre grands-parents ont arrêté d'aller à l'école à six ou sept ans… Je reste cette petite-fille de fleuristes, de fromagers… C'est pour ça que le travail des mains me passionne et me touche.
C’est votre métier de commissaire qui vous a amené à écrire Simone et une rencontre en particulier, avec Vincent Sator, petit-fils de votre héroïne, Simone Rachel Kahn. Qu’a-t-il pensé du roman ?
Vincent Sator m'a appelée, il était très heureux, ému. Il a suivi tout le cheminement. Je lui ai envoyé des manuscrits, jusqu'à la troisième version, il a été un fervent soutien. Il m'a toujours répondu, donné des informations, tenu la main. Et Simone lui a plu, il a été touché, je crois même bouleversé et il a surtout eu cette bonté d'âme d'accepter que ce soit une fiction. J’ai eu de la chance car la famille de Simone m'a signée un blanc-seing : j’avais carte blanche.
Vous avez d’ailleurs appliqué le “mentir-vrai” de Duras, en quoi ça consiste ?
C’était extrêmement dur de tourner le dos à la vérité, d'abandonner les documents, les images d'archives, les correspondances pour gagner le territoire de la fiction. En parlant avec un historien, je me suis rendu compte à quel point j’étais malheureuse car j'aurais juste voulu la connaître. Il m’a dit “Simone est morte maintenant, vous pouvez la faire vivre par vos yeux, par votre plume”, c'est une forme de réincarnation. En tout cas, elle est très présente en moi. Je n'ai jamais oublié cette femme, j’y pense tout le temps.
Au début du livre, j'écris qu’il faut maltraiter la langue et j'aime assez cette idée : on n’est pas obligés d'être complètement académiques et classiques.
Justement, vous avez connu un petit épisode médical assez traumatisant…
Oui, lorsque j’ai terminé le roman, j'ai fait un cauchemar. Simone avortait. Il fallait que j’en parle dans mon livre. J’ai appelé mon médecin qui m’a parlé d’hyper identification. J’ai eu très mal au ventre alors j'ai appelé Sylvie, la fille de Simone, pour lui demander si je pouvais faire avorter Simone, dès l’incipit. Elle m'a répondu : “c'est assez malin car Simone a milité toute sa vie pour le droit à l'avortement et elle a avorté de nombreuse fois”.
Ça va mieux maintenant, vous vous êtes dissociée ?
Complètement. Simone n'est pas moi. J’ai laissé la place à d'autres personnages.
Vous avez dû reprendre vos réflexes de journaliste pour enquêter sur la vie de cette femme à propos de laquelle il y avait peu d’informations…
C'est ce que je fais actuellement en écrivant un documentaire sur Botticelli pour la télé. L’enquête me passionne. Pour Simone, je me suis surtout appuyée sur les travaux de Sanouillet et Sebbag. J’ai réalisé beaucoup d'interviews et j'ai énormément lu sur cette période des années 1920.
C'était mieux avant ?
C'était éminemment dur pour une femme. Au-delà même de l'avortement, elle a été dans l'ombre de Breton.
Comment avez-vous appris à aimer les Dadas ?
Comme Simone. Au début, ça me tombait des mains, je les avais étudiés puis parfaitement délaissés et ignorés. Et puis, ce qui m'a plu, c'est la décontraction de la langue, le fait que toute cette génération revive après la guerre, se relève par l’art. Au début du livre, j'écris qu’il faut maltraiter la langue et j'aime assez cette idée : on n’est pas obligés d'être complètement académiques et classiques. C'étaient de grands marginaux.
Simone a défendu des gens qui n'étaient pas du tout connus. Elle a acheté un Picasso 100 francs !
Les Dadas d’aujourd’hui, c’est qui ?
Il y a des bandes d'artistes un peu dada. Edgar Sarin c'est un nouveau dada, un artiste que j'ai repéré il y a cinq ans, avant qu’il entre dans une galerie de renom. Chez lui, tout est dada. Lorsque je me suis assise sur un tabouret, je l’ai senti vibrer. Il avait collé un téléphone sous mes fesses, il appelait ses invités comme ça. Tout était dada chez lui. Il m'a envoyé des petits mots, des cadavres exquis, des choses qui doivent valoir une fortune qu’il déposait dans ma boîte aux lettres.
Qu’est-ce que vous avez en commun avec Simone ?
De grandes fêlures, des grands états mélancoliques, le fait de vouloir s'entourer d'artistes pour survivre, le fait de penser que l'art est au-delà de tout, de défendre des minorités : Simone a défendu des gens qui n'étaient pas du tout connus. Elle a acheté un Picasso 100 francs ! Elle a misé dessus. Picabia, c'est révolutionnaire, il fait de la peinture sans peinture. Elle achète, elle a le flair. Maintenant, j’essaie de collectionner. On partage Simone et moi cette envie de vivre entourées de gens en qui on croit. On soutient l’art. Après, je n'ai pas un parcours aussi brillant et je n'ai pas la prétention d'exposer un Max Ernst car elle a été sa première commissaire.
Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis l’écriture de ce premier roman ?
J’ai moins de mépris pour mon intellect. C'est la première fois que je termine vraiment quelque chose. J'ai fait des rencontres puissantes, qui chamboulent le cours d'une vie. J'ai compris que j’avais besoin de mettre tout en mots. Il n'y a pas une seule situation que je n’ai envie d’écrire. J'ai tout envie de raconter. C'est pour ça que j'ai du mal à écrire le deuxième livre, j'ai trop d'idées éparses et spontanées. Et ce ne sont pas encore les bonnes.
Créer, c'est l'aveu de ses faiblesses, mais tout en restant, il le faut, pudique.
Comment y remédier ?
Je me suis inscrite aux Ateliers d’écriture de la NRF, menés par Jean-Baptiste Del Amo, que j’ai découvert récemment, il est exceptionnel. J’ai des blocages, je n’arrive plus à écrire… il faut que j'apprenne. J'ai écrit, mais je ne sais pas écrire.
On vous a fait des réflexions ?
Aucune, mais personne n’ose.
Pardonnez-moi cette question à la Augustin Trapenard : c’est quoi créer, finalement ?
Créer, c'est livrer au monde extérieur son intérieur. Créer, c'est l'aveu de ses faiblesses, mais tout en restant, il le faut, pudique. Et puis, c'est facile de dire ça, mais c'est marcher nu dans la rue.
Qu’est-ce que vous esquivez dans la vie ?
Les conversations creuses. Les opportunistes. Les homophobes. Toutes formes de discrimination et j’esquive aussi le bain : je ne donne pas de bain à mon enfant, que des douches, j’ai peur de me retourner et qu’il ait disparu. Pas facile d’être maman.