INTERVIEW

Rachel Cartier, Head of Music de Deezer France : "Le projet le plus fou, c’était l’interview croisée entre Rosalía et Angèle."

Publié le

8 mars 2023

Head of Music de Deezer France – service de streaming musical – depuis 2020, Rachel Cartier définit, avec ses équipes, une architecture éditoriale musicale axée sur la diversité et l’authenticité. De la découverte de nouveaux talents comme Laylow ou Hatik aux projets d’envergure, à l’instar de l’entretien croisé imaginé entre les deux artistes engagées Rosalía et Angèle en 2022, Rachel Cartier tend à mettre en lumière des évènements singuliers et inédits. Véritable porte-parole féminine dans son industrie, la présidente de MEWEM France – premier programme français de mentorat pour les femmes et les minorités de genre entreprenant dans la musique – souligne son admiration pour l’énergie créative des entrepreneures et cette volonté de devenir leur propre boss. En cette journée de la femme, rencontre avec une trentenaire accomplie qui a soif de partage et de transmission.

Rachel Cartier©Vincent Lappartient

C’est dans les locaux de Deezer France (Paris IXe) que Rachel Cartier, Head of Music de la plateforme de streaming, revient sur son parcours. Entre ses aspirations dans le développement des propositions musicales et sa volonté de partager sa propre expérience avec des nouveaux visages de l’industrie, elle se confie son rôle de présidente de MEWEM France et son admiration pour l’énergie et la combativité des minorités de genre. Rencontre.

En 2020, vous avez été promue Head of Music de Deezer France. En quoi consiste votre métier ?

Je suis en charge de toute la stratégie musique pour la plateforme en France avec l’offre de playlist. Concrètement, ce que l’on a comme carrefour d’audience, l’écoute de beaucoup de musiques avec une vision assez large de tout ce qui sort aujourd’hui. C’est être capable de faire une photo à un instant précis de ce que les gens écoutent et du marché au sens large de la musique en France. Il y a aussi la création originale. Nous montons des projets qui mettent en lumière des artistes comme "Souvenirs d’été" ou "Souvenirs d’enfance" qui ont permis de revisiter pas mal de titres emblématiques du patrimoine français. Il y a aussi "La Relève" qui a permis de mettre en avant plein de nouveaux talents du rap durant trois éditions en France et au Moyen-Orient. Qui sait, peut-être qu’elle reviendra ! Nous avons pu être au plus proche de nouveaux artistes comme Oboy, Green Montana, Laylow, Gambi ou Hatik, à l’époque où c’était encore leurs débuts, et qui ont des carrières très importantes aujourd’hui.

Quand vous avez été promue, vous avez dit que vous souhaitiez favoriser "la diversité et la découverte de nouveaux talents”. Justement, qu’est-ce qui retient votre attention chez un jeune artiste ?

C’est la partie que je préfère dans notre travail. A titre personnel, j’aime découvrir de nouveaux photographes, de nouveaux artistes un peu dans toutes les pratiques artistiques. Comment est-ce qu’on les découvre ? Pour moi, il y a une part d’expertise de connaissances du marché, c’est-à-dire de ce qui a fonctionné jusqu’à présent et dont on considère les chances d’évoluer dans le futur dans l’industrie, mais il y a aussi une part d’analyse. Nous regardons comment les titres réagissent sur des bassins d’audience bien spécifiques. C’est l’ensemble de ces informations qui nous permet de déterminer le potentiel de certains artistes. Nous avons aussi le programme Deezer Next qui a vu passer de nombreux artistes comme Juliette Armanet, Angèle, Yseult, Green Montana, SDM, Kalika, plus dernièrement, ou FAVE sur lequel on a dû réagir rapidement car on y croyait dès les premiers titres. La découverte fait partie de l’ADN de Deezer et de l’équipe éditoriale qui en est responsable. Par exemple, le deuxième employé de la société était un Édito, ce qui était assez inédit il y a 14 ans.

J’imagine qu’il y a une sensibilité qui retient personnellement votre attention chez un jeune artiste…

Souvent, ce qui va me parler, c’est une forme de singularité. C’est quelque chose que je n’ai pas encore entendu sous cette forme, avec des codes différents. Je suis sensible aussi aux artistes qui ont une réflexion large sur leurs projets artistiques, qui ont une image et conscience de ce qu’ils peuvent véhiculer au-delà de leur musique. Je suis aussi touchée lorsque l’artiste est porteur d’un message, le message pouvant être l’absence de message ! [Rires] Mais il y a un engagement, un propos, une forme de poésie anachronique et différente ou une capacité à saisir ou créer quelque chose de complètement "ovniesque" et inédit. FAVE, c’est exactement cela, je trouve. Il va à contre-courant de ce qui a pu être fait. De même pour Kalika. A titre personnel, je suis touchée par des artistes comme Shygirl ou Timothée Joly qui font fi des codes et tracent leur propre route.

Comment définiriez-vous la ligne de Deezer ?

Il y a une volonté d’être porté sur la diversité et sur quelque chose d’authentique. Les valeurs de Deezer se retrouvent dans notre curation. On va traiter l’actualité, quel que soit l’esthétique musicale ou si c’est populaire, ou au contraire plus confidentiel. On essaie d’être assez exhaustif dans notre approche et d’adresser de façon différenciée des audiences selon leurs attentes et leurs niveaux d’exigence. Je dirais que notre ligne, c’est d’être le plus authentique tout en insufflant une curiosité pour amener les gens à découvrir de nouveaux artistes qu’ils n’auraient peut-être pas connus par eux-mêmes. L’idée, c’est d’être dans une forme d’accompagnement, pas de direction donnée. C’est une conversation avec l’utilisateur dans la recommandation et dans la façon dont on leur propose des nouveautés.

"Le projet le plus fou, c’est de s’être dit, un jour, dans une réunion, avec mes collègues : ‘Tiens, si on faisait une interview croisée entre Rosalía et Angèle’ ."

Quelle est votre stratégie pour singulariser au mieux la plateforme ?

Nous avons une collaboration avec les équipes produit/recherche qui est très poussée et très intelligente dans le sens où on se nourrit les uns les autres. Nous avons une expertise qui n’est pas, à ce jour, réalisable par une machine. Nous essayons d’apprendre aux différents algorithmes qui se nourrissent énormément de ce que les équipes éditoriales peuvent proposer comme projets artistiques. Si je devais schématiser, l’équipe éditoriale est garante de ce que l’on va pouvoir recommander, elle identifie des projets qu’il est pertinent de mettre en lumière car ils ont une temporalité ; et avec les outils à notre disposition, d’aller piocher dans les recommandations éditoriales, ce qui conviendra le mieux à chaque utilisateur.

Anticiper les goûts des utilisateurs, c’est tout un art…

Tout à fait. C’est quelque chose d’assez impalpable et on peut aussi parfois tomber à côté. C’est un métier qui nécessite d’avoir un avis et un ressenti très fort. Il faut aussi avoir une grande humilité car on ne sait jamais vraiment si ce qu’on a identifié comme étant pertinent va trouver écho au sein du public. Ce qui est rassurant, c’est qu’assez souvent, on va saisir très en amont des artistes qui finissent par rencontrer un succès plus large. Je pense à Shygirl. Cela fait deux ans qu’on l’a identifié avec un univers bien spécifique, une proposition artistique très forte et un propos. La voir aujourd’hui dans une campagne Burberry, c’est la confirmation qu’il y avait plus de place. Ce qui me réjouit aujourd’hui, c’est que si on compare par rapport à quelques années, j’ai l’impression que l’on s’est affranchis des normes, des formats et des codes de la durée des titres ou de la construction de morceaux etc… Il y a beaucoup d’artistes qui jouissent d’une grande liberté artistique.

Rachel Cartier ©Vincent Lappartient

Des opérations marketing d’envergure, vous en avez organisé plusieurs avec des labels dans le cadre de la promotion d’artistes. Quel a été le projet le plus fou ?

Le projet le plus fou, c’est un jour de s’être dit dans une réunion, avec mes collègues de l’équipe artiste/relation : "Tiens, si on faisait une interview croisée entre Rosalía et Angèle". C’était fou de se le dire et encore plus que ça se passe ! Ça a été très bien relayé. C’est un de nos plus jolis coups.

Ça a été difficile à organiser ?

Non, nous avons su être convaincants assez rapidement dans le sens où nous l’avons organisé pour les bonnes raisons. Nous étions dans un échange intelligent avec les labels. Il s’agit de deux artistes Deezer Next qui chantent dans leur langue naturelle, qui n’est pas l’anglais. Ce sont aussi deux artistes qui ont un engagement féministe assez fort. Nous voulions aussi célébrer ces femmes musiciennes très autonomes dans leur production et leur rapport à la musique et qui sont aussi deux passionnées de mode. Ça faisait tellement de sens que rapidement, nous avons réussi à créer cette occasion. Ce que je trouve vraiment intéressant, c’est d’avoir des expériences au plus proche de l’univers des artistes et de leurs audiences. Je repense à l’évènement fait avec SCH à Marseille. Nous avions fait une écoute exclusive avec l’artiste et des fans dans un container. Nous avions enregistré une interview et ce qui ressort de nos échanges avec les artistes, c’est qu’ils sont toujours très heureux de parler musique. Je pense à "Jour de Sortie" réalisé par notre responsable éditorial en charge du rap français, Narjes Bahhar.

Un autre projet fou, c’est lorsque nous sommes allés en Studio avec Stromae pour parler de son album. Nous faisons parties des rares à l’avoir eu en interview et le retour de l’artiste c’est : "Merci, on a parlé que de musique". Très souvent, on leur parle de beaucoup de choses annexes (vie privée, positionnement, engagement politique…) et on en oublie l’essence : le rapport à la musique avec leurs auditeurs. Si on écoute bien, ils disent déjà tout dans leur musique.

Vous êtes présidente de MEWEM France, un programme de mentorat qui soutient l’entreprenariat des femmes et des minorités de genre dans l’industrie musicale. Pourquoi cet engagement et de quelle manière les soutenez-vous ?

Quand on m’a contacté pour être mentor à l’époque, au-delà d’être flattée, je me suis aperçue que j’avais eu une interrogation sur ma légitimité à le faire. En en parlant autour de moi, les gens disaient : "Il n’y a pas de débat ! Tu es légitime, tu as une expertise et une approche spécifique etc…". Passé ce souci de légitimité, j’y suis allée et j’ai beaucoup apprécié l’échange avec ma première et seconde mentorée. Je l’ai fait deux ans. J’essayais de partager un maximum de bonnes pratiques, de conseils, de soutien que je faisais déjà avant assez naturellement. Là, je pouvais le faire dans un cadre plus défini et j’ai gagné en retour une énergie folle de la part des filles. J’étais frappée par la spontanéité de la démarche et le fait qu’elles mettent des choses en place, construisent des entreprises et sont Boss. Elles ont 25 ans et sont BOSS ! J’ai repensé à la jeune femme que j’étais à l’adolescence ou à leur âge et où je n’aurais jamais osé me lancer. Je pense que c’est aussi la première fois que je me confronte de plus près à l’entreprenariat. Je peux leur apporter ce que mes propres mentors m’ont apporté : du conseil, de l’orientation, du réseau aussi. On s’aperçoit que ce qui peut bloquer les entrepreneuses, ce n’est pas de le devenir mais de rester, de perdurer. Donc les principaux freins sont la précarité, le manque d’accès au réseau et le manque d’exemples ou de "Role Model" …  Je le vois bien aujourd’hui, en tant que femme de 35 ans, j’ai quelques exemples de femmes de 45, 55 ou 65 ans, mais pas tant que ça… L’idée, c’est de les entourer, elles sont 12 dans la promo, il y a aussi toutes les anciennes mentorées, les anciennes mentores, les membres du conseil d’administration et les membres du réseau. Ce sont des alliées du programme qui veulent aider ces personnes en minorité de genre qui sont le futur de la musique.

"MEWEM, c’est le développement d’une sororité entrepreneuriale et musicale."

Cette édition 2023 est parrainée par Élise Goldfarb et Julia Layani – créatrices du média Fraiches – avec des mentores issues de labels comme Sony Music, Warner, Believe… On peut parler du développement d’une véritable sororité musicale…

C’est le développement d’une sororité entrepreneuriale et musicale. Élise et Julia sont davantage sur le divertissement que la musique mais elles sont des exemples d’un parcours entrepreneurial, de même dans cette énergie : "On y va et on verra !" C’est moins musique mais plus entertainment, au sens large, ce qui est intéressant et encore trop peu présent en France. A côté, il y a des personnalités de l’industrie reconnues comme Marianne Robert, présidente de Sony en France, qui a été longtemps mentore et qui reste une de nos bonnes fées car elle est toujours à proximité, qu’elle a mis à disposition l’accès à ses locaux. Il y a une vraie volonté d’entreprendre toutes ensemble. Il y a une énergie créatrice et puissante et une envie de créer du business.

Aujourd’hui, 10% des entreprises culturelles sont créées par des femmes. Comme dans d’autres secteurs artistiques, la place des femmes n’est finalement pas si établie. Vous avez ressenti vous-même ce plafond de verre parfois dans votre parcours ?

Je pense que le plafond de verre n’est pas le même pour tout le monde. Parfois, on va plafonner parce qu’on a le sentiment de ne pas avoir fait de bonnes études, ou qu’on n’a pas les moyens d’entreprendre, ce qui est le cas quand on n’a pas forcément les fonds au début. Sans parler d’entreprenariat, on a toutes sûrement, une fois dans nos vies, pensé que passer l’étape d’après serait compliqué. Donc insurmontable, non, mais compliqué, oui. Je ne pense pas ce soit exclusivement féminin, c’est plus dans le sens : comment en tant qu’individu, quel que soit notre genre, on peut être attentif aux gens qui nous entourent, à leurs aspirations et comment leur permettre de s’exprimer et de se réaliser dans ce genre de démarche ? Comment faire de la place ?

Rachel Cartier ©Vincent Lappartient

Le mouvement #MeToo a favorisé la parole des femmes mais aussi des prises de position radicale dans différentes industries culturelles. Aujourd’hui, les propos ou attitudes sexistes, racistes ou homophobes peuvent être sanctionnés par le boycott ou la censure. Que pensez-vous de la cancel culture dans l’industrie musicale ?

Cela soulève tellement de questions philosophiques que je n’aurais certainement pas la prétention d’avoir une réponse. C’est même dangereux d’en avoir une comme ça qui ne nécessite pas des heures et des heures de débats. Ce n’est pas forcément mon approche. Je préférerais toujours avoir une conversation avec la personne qui a des propos ou des attitudes qui ne sont pas acceptables dans un système de valeurs qui est le nôtre, plutôt que de fermer une porte et de dire : "Tu n’existes plus". Puisque la réalité, c’est que la porte fermée, le comportement existe toujours… Je préfère être dans l’échange, le partage et la communication plutôt que dans l’exclusion et la condamnation comme si j’étais détentrice du parfait savoir, de la bienséance et de la justice. Après, évidemment, s’il y a des choses répréhensibles, c’est un autre sujet. Je ne suis ni juge, ni avocate. Il n’a jamais été question que l’on se substitue à la justice, j’ai trop de respect pour le système judiciaire pour avoir un avis à leur place… En revanche, il nous arrive de faire des choix qui relèvent de la liberté éditoriale, de vouloir ou non traiter de certains artistes et de certains sujets. Je n’ai pas de vision dichotomique de la société avec "Les gentils et les méchants". On est tous le gentil ou le méchant de quelqu’un ! [Rires] On a tous eu des paroles dures ou que l’on regrette à l’encontre de quelqu’un et, à ce sens, je préférerais toujours essayer de déconstruire. Après, si la personne ne se prend pas en main, c’est autre chose mais ça vaut le coup d’essayer, je pense.

Quels conseils donneriez-vous à des artistes qui souhaitent percer dans la musique aujourd’hui ?

Je dirais d’observer, de se documenter beaucoup et d’être ouvert au fait d’apprendre. Il est important d’être prêt à acquérir de nouveaux savoirs.

Si votre playlist ne devait compter que trois titres, ce serait quoi ?

La question qui tue ! Ça change tous les jours donc c’est compliqué. Comme ça, je dirais un titre de Beverly Glenn-Copeland. Je dois faire partie des 50 personnes en France qui l’écoutent le plus ! [Rires] Sûrement un titre d’Yves Tumor et un autre de Beyoncé, qui est un exemple de carrière et la femme la plus récompensée aux Grammy Awards, ce n’est pas pour rien. Elle travaille pour cela depuis son plus jeune âge et elle a fait un discours qui m’a beaucoup touché pour saluer le fait qu’elle est la première femme noire qui remporte le prix du meilleur album électro de l’année. Quand on sait combien de femmes noires ont été la voix de titres électroniques sans avoir été créditées, c’est un beau pied de nez à une Histoire qui les a sorties de l’Histoire.

Toutes les informations sur MEWEM France ici !

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