INTERVIEW
Publié le
13 avril 2023
Il est sans doute l’un des photographes documentaires les plus influents de notre époque. Reconnaissables au premier coup d’œil, ses clichés colorés, dérangent autant qu’ils font rire. Depuis plus d'un demi-siècle, Martin Parr traque inlassablement, avec son appareil photo et son humour british, les évolutions de notre monde contemporain en Grande-Bretagne ou ailleurs. Tel un sociologue, le légendaire photographe a capturé avec son ironie grinçante, le tourisme de masse, les couples qui s’ennuient, la classe moyenne à l’ère de Margaret Thatcher, les rituels sociaux, ou encore l’extravagance des nouveaux riches. Son regard incisif met en lumière les travers, les failles et les bizarreries de ses congénères ainsi que celles de la société de consommation derrière ses images satiriques. Prolixes, ses œuvres décalées ont fait l’objet de plus de 100 ouvrages et d’expositions dans les plus prestigieux musées du monde entier dont le Centre Pompidou ou le Tate. Mais, aujourd’hui, c’est à Bristol, en Grande-Bretagne, précisément depuis le bureau de sa maison, que l’artiste anglais nous accueille avec son flegme britannique, devant son écran en visioconférence. Non plus à deux heures de l’après-midi comme prévu, mais presque à l’heure du thé. Dans un entretien ponctué de coupures de connexion, de “Sorry”, de suspense, la star de la photo se livre sur sa carrière, son héritage et bien sûr la photographie. Un art dont il restera à jamais un des maîtres.
Martin Parr, vous êtes l’un des plus célèbres photographes anglais du monde. On vous surnomme même “le parrain de la photographie britannique”. Le Photo London vous a consacré Master of Photography 2023. Qu'est-ce ça fait d’être une légende vivante ?
Pour être honnête, je n'y pense pas tellement. J'aime simplement faire mon travail. Oui, et c'est un métier formidable, de faire cela, de voir les résultats, de voir les gens réagir et de voir beaucoup de visiteurs dans notre galerie.
Vous êtes une légende très discrète. On connait vos clichés, mais on ne sait pas grand-chose de l'homme derrière l'appareil photo... Qui est Martin Parr ?
Eh bien, je n'y pense pas vraiment. Vous feriez mieux de demander à ma femme. (Il se tourne vers son épouse et lui demande : "qui est Martin Parr ?") Elle dit qu'elle ne sait pas ! [Rires] Je veux dire que je fais simplement les choses que je pense être juste. Et c'est un grand privilège d'avoir la chance de soutenir les autres photographes de ma fondation et de mettre leur travail dans l'espace public. Beaucoup de choses que je photographie sont des réflexions sur ce que je fais moi-même.
"On m'a reproché beaucoup de choses, notamment d'être cynique."
Vous racontez les gens. Vous avez capturé vos compatriotes, les touristes ou encore l'élite britannique avec ironie. Comment se déroule ces shootings ?
Chaque prise de vue est unique. Je rencontre donc des gens, parfois je leur parle et je les photographie simplement. Parfois je n'ai pas besoin de le faire. Chaque personne que je rencontre détermine une façon différente de les aborder.
On vous a d'ailleurs souvent accusé de vous moquer de vos sujets. Comprenez-vous ces critiques ?
On m'a reproché beaucoup de choses, notamment d'être cynique. En gros, oui, je suis habitué à ce genre de descriptions. Mais je pense que j'ai le droit de photographier qui je veux, et de présenter mes photos avec soin au monde entier. Je suis mon instinct pour savoir ce qui est bon de faire.
Dès le début, votre travail a toujours été controversé. Vous avez commencé à shooter en noir et blanc avant de passer aux couleurs saturées, ce qui vous a valu de nombreuses critiques. En quoi la couleur a-t-elle servi votre proposition photographique ?
J'ai vu des photos en couleur de l'Amérique, ce qui m'a donné la confiance nécessaire pour considérer qu’une photographie sérieuse pouvait être autre qu'en noir et blanc. Je pense que cela m’a permis de mettre en valeur les vêtements, les bâtiments, et de donner davantage d'informations dans mes images. Et j'apprécie tout particulièrement cet aspect des choses.
Votre travail est devenu une critique de la société de consommation et de loisirs. Comment vous est venue l'idée de décoder le monde en explorant ces thèmes ?
Eh bien, regardez autour de vous. Il est clair que la société de loisirs consomme une grande partie des ressources mondiales, ce qui peut sembler contradictoire. Je tente de réfléchir à ces questions en examinant ces travers qui m’interpellent. Vous le savez, j'aime voyager comme tout le monde, mais je suis conscient que ce n'est pas bon pour la planète, etc.
"Je suis bien plus doué pour faire des photographies que pour en parler."
Vous avez dit que vous ne vouliez pas "changer le monde, vous voulez le comprendre". Et justement qu'avez-vous appris à travers votre travail ?
Non, je ne prétends pas pouvoir le changer avec mon travail photographique, c'est absurde. Cependant, je crois que mes images peuvent inspirer des changements chez ceux qui les regardent. Bien sûr, j'essaie de comprendre le monde qui m’entoure, c'est pourquoi je prends des photos, pour apprendre et comprendre. Les clichés que je prends reflètent tout simplement mon point de vue, et à travers eux, je cherche à illustrer les paradoxes de notre société. Je suis bien plus doué pour faire des photographies que pour en parler.
En parlant de paradoxes... La mode fait partie des champs que vous avez explorés, notamment à travers des éditos de mode ou des marques de luxe avec lesquelles vous avez travaillé. Qu’est-ce qui vous attire dans cet univers ?
Oui, je fais beaucoup de photos de mode. Je vais bientôt publier un livre sur ce sujet. Pour moi, photographier des modèles ou des personnes habillées est comme résoudre un problème. J'essaie de relever le défi de faire des photos intéressantes. Et je dois dire que les marques paient bien. Cela me permet donc d’investir cet argent dans la fondation, par exemple.
Et même la défunte styliste Vivienne Westwood s’est fait tirer le portrait par vous. Pour quelle raison ? Vous la connaissiez ?
Non. Je la connaissais vaguement de nom, bien sûr, mais je ne la connaissais pas personnellement. J’ai accepté de la photographier pour répondre à cette commande, que j'ai réalisée avec plaisir. Je n'aurais donc pas eu l'occasion de la photographier si on ne me l'avait pas demandé.
Vous souvenez-vous d’une anecdote mémorable d’un de vos shootings ?
Je suis désolé, je n’ai pas d'anecdote en particulier à vous raconter. Je ne suis pas très doué pour ça. J'ai vécu beaucoup de choses intéressantes dans ma vie de photographe mais j’ai du mal à m’en souvenir.
Dans ce cas, quelle est la série la plus mémorable que vous ayez réalisée ?
The Last Resort: Photographs of New Brighton, que j’ai réalisée au milieu des années 1980, est devenu mon travail le plus célèbre. C'était mon premier projet en couleurs, et il avait suscité une certaine controverse à l’époque. Les photos ont bien marché. C'était le bon moment, le bon endroit. Et, vous savez, mon travail a été remarqué au Festival d'Arles, ce qui m'a permis de devenir un photographe reconnu sur la scène internationale et plus seulement en Grande-Bretagne.
"Tout le monde peut être photographe et publier son travail sur Instagram ou d'autres plateformes."
La Grande-Bretagne n’a pas été votre seul terrain de jeux. Vous avez voyagé dans le monde entier. En Inde, vous vous êtes penché sur le rituel de l’autoportrait photographié avec la série Death by selfie ...
Oui, j'ai réalisé une série d'autoportraits. C'était une manière de célébrer les différentes façons dont on peut se faire photographier dans un Studio, dans la rue, etc. Je voulais montrer les selfies. Je pensais que c'était un phénomène intéressant. Je suis donc allé en Inde où les gens prennent plus de selfies, que partout ailleurs. Et j'ai pris des photos pour ce livre.
Est-ce une prophétie ? Le selfie va-t-il tuer la photographie ?
Non, je ne pense pas. Cela viendra juste compléter tout le reste. Je veux dire que nous avons un processus très démocratique avec la photographie. Tout le monde peut être photographe et publier son travail sur Instagram ou d'autres plateformes.
Et justement, est-ce que l’avènement des réseaux sociaux et la démocratisation de la photo vous ont poussé à vous renouveler ou à penser la photographie autrement ?
Non. Évidemment, les plateformes numériques ont évolué au cours des vingts dernières années, mais elles n’ont pas changé ma façon de penser. Au contraire, je les apprécie. Je pense que c'est une bonne chose que nous ayons beaucoup de followers sur Instagram, car lorsque nous avons quelque chose à dire, nous l’utilisons comme un moyen d'atteindre les personnes qui ne suivent pas nécessairement mon travail.
Vous avez créé la fondation Martin Parr en 2017 à Bristol, en Angleterre. Quelle est sa vocation ?
Son rôle principal est tout d'abord de collecter et de prendre soin de mes archives personnelles, car elles sont très importantes et substantielles. Nous offrons une plateforme à d'autres photographes documentaires britanniques qui sont très sous-estimés, ici, en Grande-Bretagne, pour montrer leur travail, le rassembler et donner un espace pour que les gens puissent faire des recherches sur la photographie britannique.
Et qui sont ces photographes anglais que vous accompagnez ?
Il y a des photographes jeunes et d'autres plus âgés, dont le travail mérite d'être réexaminé ou reconsidéré. Certains ont été oubliés, tandis que d'autres ont des œuvres qui n'ont pas été suffisamment mises en avant pour être appréciées à leur juste valeur. Nous essayons donc de rendre chaque exposition surprenante et intéressante. Depuis notre ouverture en 2017, nous avons travaillé sur plus de vingts expositions au cours des cinq dernières années.
Y a-t-il des photographes qui vous ont particulièrement marqué ?
Nous ne recrutons pas des artistes à moins d’être impressionnés par leur travail...
Et vous, quelles sont les personnes qui vous ont aidé à vos débuts ? Qui étaient vos mentors ?
Au début de ma carrière, oui, j'ai eu des gens qui m'ont soutenu, comme l’Arts Council et le photographe Bill Brandt.
Après plus de 50 ans de carrière, qu’aimeriez-vous que l’on retienne de vous ?
Que je n'ai pas arrêté de photographier pendant toutes ces années et que j'ai constitué une véritable archive documentaire sur mon expérience dans ce monde, et en particulier au Royaume-Uni.
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