INTERVIEW
Publié le
30 novembre 2024
Il décroche le téléphone avec un sourire enchanteur palpable. Par sa voix franche, calme et sagace, Lucky Love s'investit avec sérieux dans l’entretien. De ses mots simples, il manifeste une complexité profondément humaine. De son regard rêveur, il traduit une réalité enchanteresse. Échanger avec Luc Bruyère demande d’être libre. Aucune cloison dans ce qui suit. Sa parole est à son image, elle danse un ballet sans cesse, elle vagabonde dans l’imaginaire étincelant, elle fait preuve d’une philosophie luxueuse. A l’occasion de la récente sortie de son premier album I Don’t Care If It Burns, de son nouveau clip seventies “Happy On My Own”, et en vue de ses concerts à La Cigale en mars 2025, l’artiste artisan, en quête du beau, est curieux de tout ce qui l’entoure. S’il a ouvert le défilé de Maison Margiela, l’an dernier, il se produit aussi au cabaret de Madame Arthur, et performe à la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Paris 2024. Lucky Love explose les compteurs avec “Masculinity”. Celui qu’on tague trop souvent pour son bras gauche, embrasse l’humanité à coup de lance-flamme. S-quive a rencontré un artiste amoureux du vivre ensemble… peu importe si ça brûle.
Pouvez-vous nous expliquer votre nom d’artiste ?
Mon nom d'artiste vient de mon surnom d’enfant : “Lucky”. Et “Love”, je me suis marié avec un homme à Copenhague. Il faut savoir qu’au Danemark, pour les couples du même sexe, tu peux choisir un nom commun. Nous ne le savions pas. Nous étions alors pris au dépourvu face au maire qui nous demandait quel nom nous souhaitions. Spontanément le mot “Love” est arrivé. Par la suite, ce nom de Lucky Love sonnait bien, et je trouve que l’idée me va plutôt bien.
Georges Brassens chantait : “Il n’y a pas d’amour heureux”. Qu’en dites-vous, vous, qui portez le nom de Lucky Love ?
Brassens a raison, je pense, parce que d’une part cela dépend sous quel regard tu vois l’amour. Également, dès lors que tu gagnes en amour, tu es voué à le perdre fatalement. Tu es donc destiné à une certaine tristesse concernant l’amour. En revanche, je pense qu’il y a des périodes de bonheur réel dans l’amour. L'idylle par exemple, qui vaut bien toutes les peines. Se sentir aimé véritablement, ça vaut bien une petite dépression de trois mois après ! [Rires]
Comment avez-vous écrit et composé ce premier album ?
Je l’ai composé sur trois ans. J’ai commencé par écrire. Je suis tout le temps en train de noter des phrases, des textes, des idées. Par la suite, j'ai appelé mon co-compositeur, Paco Del Rosso, que j’aime énormément. Avec lui, et mon guitariste, nous sommes partis à Los Angeles à la recherche et en quête de rêves tout simplement. Cette ville me fait tellement rêver et c’est de cette notion que je voulais que mon album trouve sa source. C’était une colonie de vacances qui ne vivait qu’en musique. C’était magnifique, naturel et rempli de belles émotions. Tout était très organique. Par exemple, le duo avec Zeana s’est fait parce qu’elle est passée boire un café. Nous avons posé de la musique et nous trouvions ça si beau que nous l’avons gardé. Par la suite, durant les arrangements, nous sommes restés dans cette lignée d’avoir quelque chose le plus organique possible. Je voulais qu’on puisse sentir le maximum d'instruments. Donner une impression de palpable comme lors d’un live. C’est également dû au fait que je découvre ma voix de jour en jour, et donc je souhaitais pouvoir m’amuser avec elle déjà en studio, avant les concerts. Enfin, j’ai pensé l’album comme quelque chose d'universel. Je voulais que les messages portés soient grandiloquents. C’est aussi dans cette réflexion que nous avons composé l’album, pour pouvoir rencontrer et rassembler tout le monde à travers la musique. Je pense que mes influences viennent de tellement d’époques différentes ; et j’ai voulu tellement les faire coexister que ça crée une sorte d’intemporalité. Il y a du Elvis Presley, Michael Jackson, Nancy Dupree, Molly Nilsson, The Smith. J’ai ramené toutes mes influences et j’ai voulu les faire vivre ensemble. Pour autant, j’ai toujours voulu être témoin de mon époque. C’est l’équilibre entre ces deux intentions qui crée un objet sans temps précis. Après, si l’album arrive à durer dans le temps, c’est que quelque part ma mission a été accomplie ; que le monde se reconnaît dans son humanité. Parce que, ça n’est que de ça que je parle. Peut-être, c’est là un autre élément qui est universel même dans le temps.
"Il faut de la passion. La tempérance, c’est pour les morts."
"Fuck Yeah" est un titre intéressant dans votre album. C’est le 4ème sur les 13 chansons qui composent le projet. Deux questions en une ! Pouvez-vous nous parler de l’origine et nous expliquer cette minute suspendue ? Est-ce important pour vous de jouer et flouter la frontière avec les identités ?
On faisait des vocalises avec Zeina. Totalement inconsciemment, nous cherchions des toplines. Et, j’ai lancé le truc en disant : “Fuck Yeah”. Elle a suivi et on s’est répondu. Ce moment était un tel plaisir, simplement humain et spontané, que Paco nous a enregistré en secret. Il est revenu deux heures après s’être enfermé dans sa chambre en nous disant : “Au fait, tout à l’heure vous avez fait quelque chose, je trouvais super alors j’ai capté le son”. En écoutant ce qu’il avait fait, je me suis dit que c’était une chanson parfaite pour l’album. J’aime ce côté organique, vivant et un moment un peu volé…totalement volé même ! [Rires] Je trouvais ça très intéressant que le public puisse être avec nous pour l’élaboration de l’album. Que cela lui permette de se projeter avec nous dans la recherche, dans ces moments où on triture, on travaille. C’est vraiment génial d’avoir cet aspect d'envers du décor qui fait du lien avec les personnes qui m’écoutent et qui donne toute la magie et le sens de la musique. Pour répondre à ta seconde question, c’est important pour moi de jouer avec les frontières. Par exemple, je suis quelqu’un qui adore avoir un cahier des charges. Ce que je veux dire par là, c’est que dans cet album il y a des morceaux pop pur. Ce style te demande de respecter des règles précises et immuables. Mais à côté de ça, je ne suis pas un vendeur de produits. J’avais besoin, aussi, de donner des endroits d'extrême intimité, d’imperfection. De démanteler et de démystifier la musique.
La chanson "Tell Me" relève presque de l’inquiétante étrangeté dans sa composition. Notamment lorsque votre voix se tort au point de saturer. Les sons dérangent l’oreille jusqu’à vouloir zapper le titre et vérifier que l’enceinte n’est pas cassée. Quelles étaient les intentions avec ce titre ?
Ce que je demande : “Tell me something I don’t know, as if something better was coming tomorrow”. J’ai décidé de ne pas écrire d’autres paroles que celles-ci parce que c’est ce qui traduisait le mieux un sentiment particulier. C’est cette obsession quand tu es pris dans le désespoir, quand tu es prêt à tout pour revoir la lumière. Tu veux juste un nouveau souffle. Je crois que cette chanson manifeste ce qui me rend le plus triste : le sentiment de vide. Quand tu as l’impression de tout connaître du monde, quand tu n’es plus surpris. Quand tu es prêt à ce qu’on te mente pour à nouveau être émerveiller. Cet endroit que représente cette chanson est un moment qui me passionne, parce que, pourquoi pas célébrer aussi la tristesse. Le vide est une tristesse pour moi, j’ai voulu y mettre de la lueur avec ma chanson. C’est aussi une adresse directe à mon public ! C’est ce que j’attends de lui, qu’il me surprenne, qu’il me fasse vibrer avec lui, que nous vivions tous ensemble quelque chose de grand. En réalité, c’est ma raison de vivre. J’ai besoin que cette aventure soit commune avec mon public, que nous vivions ensemble ce chemin complètement fou.
"Quand on danse, la première chose à ne pas esquiver, c’est cette relation avec le miroir."
Votre chanson "Die" semble dire que l’amour ne tue pas... Bien au contraire il faut s’y plonger pour voir la lumière ! Finalement, faut-il de la tempérance ou de la passion dans notre relation à l’autre ?
Il faut de la passion. La tempérance, c’est pour les morts. Le froid, c’est la mort ; l'absence de passion, c’est l’ennui. Je traverse l’amour et la vie uniquement comme ça. Coûte que coûte, je pense que la tempérance ne peut pas se faire l'ennemi de la passion. Mais, pour ça, il faut accepter que la passion, c’est quelque chose qui nous traverse. Nous ne pouvons pas posséder un sentiment, ça n’est pas un objet de mode comme un sac à main. L’amour sauvage entre en toi et qui part quand il veut. Nous pouvons tous nous réveiller un matin en se demandant : est-ce que j’aime la personne à côté de moi autant qu’hier ? Construire les liens comme une forme raisonnable, comme on fabrique une maison, me semble une vision capitaliste des choses. Dans ce cas c’est du compagnonnage. L’amour se doit de brûler.
Vous êtes danseur, à ce sujet, que ne faut-il pas esquiver lorsqu’on danse ?
La première chose à ne pas esquiver, c’est son reflet. Il faut cette relation avec le miroir dès le début, car il se fait éducateur dans les premiers temps. Puis, il faut savoir à quel moment quitter ce reflet, car il se fera ennemi de sa liberté. Donc, je pense que tu dois esquiver le confort en tant que danseur. Même en tant que personne en réalité. Nous avons une facilité à aller vers le confort. Notre corps est capable de faire bien plus grand que ce qui semble naturel. Il faut pousser ses limites et aller se découvrir au-delà.
Un accessoire semble vous caractériser. Vous avez toujours les trois mêmes bagues aux doigts. Quelle histoire, quel sens ont-elles ?
La plus grosse des trois traduit ma rencontre avec la mode. C’était lors d’un shooting pour un gros magazine, et on m’a offert cette bague à la fin. Cet événement fut la première fois que j’étais célébré pour ma beauté…j’y croyais à peine ! La deuxième bague est égyptienne, ma meilleure amie me l’a ramené. Elle nourrit une sorte de fantasme chez moi. Je suis d’origine maghrébine. Je ne saurais expliquer pourquoi, j’ai toujours eu un rêve de sultan oriental, de prince d'orient. Cette bague me donne ce sentiment. La dernière est une émeraude, c’est ma grande sœur. Elle symbolise toutes les femmes qui m’ont élevé, qui m’ont fait grandir. C’est leur coquetterie à elles, d’autant plus que c’est une bague de femme… Et ça me plaît.
"J’aime le luxe, parce que j’aime ce qui est bien fait. L’artisanat, le savoir-faire, la passation de main en main dans ses sens les plus purs me passionnent."
A la fashion week, Maison Margiela a abordé le défilé sous le prisme d’une garde-robe héritée qu’il s’agit de faire évoluer sans concessions avec notre temps. Quel héritage avez-vous de la mode ? Quelle prochaine pièce faudrait-il radicalement actualiser pour vous ?
J’ai un héritage extrêmement précieux. Il vient de John Galliano chez Dior. Parce que la mode se fait spectacle. Il y a ce côté du rêve, de la grandiloquence, d’un costume que tu enfiles pour la journée. Chaque jour, tu peux vivre et traverser un nouveau rêve, être un nouveau personnage. Je trouve ça fascinant et merveilleux. Une maison de mode avec qui j’aimerais travailler c’est Prada, également Yves Saint Laurent. Après, je vais être sincère avec toi, j’irai surtout partout où M.Galliano ira ! C’est un privilège monstrueux d’être auprès de lui. Il faut actualiser la ballerine, notamment pour les hommes. Je trouve ça tellement beau et génial ! Tout comme les chaussures de boxeur, style Billy Elliot. Je pense qu’il faut arrêter avec des pièces normcore sans couleur, sans vie, sans forme. Il faut s’amuser avec la nuance. Ramener du fun dans la quête de nouveauté. Par exemple, la collaboration Vibram avec Balenciaga, je trouvais ça passionnant. On amène un escarpin à un tout autre niveau sans perdre l’essence de la pièce.
On vous compare beaucoup à Freddy Mercury physiquement, vous abordez un look qu’on pourrait associer à Bowie. Des couleurs presque issus de la K-Pop, une esthétique très haute couture dans vos accessoires, tout en étant fun, abordable et pleine de réflexion. Comment travaillez-vous votre imagerie ? Une maison avec laquelle vous aimeriez collaborer ?
J’aime m’amuser avec mes vêtements. Pour moi, il ne faut pas être défini par une identité visuelle, d’où le fait que je change beaucoup d'apparences. Et j’aime le luxe, parce que j’aime ce qui est bien fait. L’artisanat, le savoir-faire, la passation de main en main dans ses sens les plus purs me passionnent. J’ai toujours recherché le côté exceptionnel d’un vêtement. Et ça, tu le trouves dans les maisons haute couture. Mais plus que tout, les looks faciles m’ennuient. Je déteste l’idée d’une mode qui ne fait plus rêver, elle doit procurer le même sentiment que si tu voyais un super-héros.
Difficile de ne pas parler des JO. Y a-t-il eu un avant et un après votre performance ?
Oui, concernant le marché français il y a eu un avant/après. Je suis tellement heureux de ça. Tellement fier d’être reconnu dans mon propre pays. C’est le plus grand des cadeaux. C’était magique d’explorer le monde, de découvrir des nouvelles cultures, de trouver des points communs avec des personnes si différentes. Mais, je dois avouer qu’être célébré chez soi, c’est autre chose encore. Je suis comme un enfant. C’est un rêve.
Des clips comme "Masculinity", "Love" ou "Je veux de la tendresse" se situent dans un cinéma entre Terence Malick et Xavier Dolan. "Happier On My Own" fait penser aux comédies musicales américaines. Est-ce que le cinéma vous inspire ? Une œuvre en particulier ?
Le cinéma est le premier art auquel j’ai été exposé. Il m’inspire depuis toujours dans mon imagerie. C’est drôle que tu parles de Xavier Dolan, parce que j’avais 14 ans quand ce réalisateur m’a donné l’amour du 7ème avec J’ai tué ma mère. Je me suis énormément identifié à ce film. Il a construit beaucoup de mes références musicales et visuelles. Son amour pour les années 1980, pour la communauté queer m’ont m’inspiré. D’autant plus que je viens de là, je suis comédien au départ. Lorsque j’écris des chansons, c’est en ayant des images en tête.
Pour vous, c’est quoi la musique ?
C’est la liberté et la célébration de la liberté.
"I Don’t Care If It Burns”, le premier album de Lucky Love est disponible partout.
La Cigale et La Gaîté Lyrique prévues en 2025 sont déjà Sold Out.
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