INTERVIEW
Lisa Vignoli n’est pas encore sur la plage abandonnée de Saint-Tropez lorsque nous l’interrogeons. Elle a pris le train un peu plus tôt dans la journée, destination Marseille, où elle est née. Pas vraiment en goguette, l’infatigable journaliste et romancière prépare la remise du très littéraire Prix l’Hôtel La Ponche, créé l’an dernier pour replacer la littérature au cœur du village qui a vu défiler Boris Vian, Brigitte Bardot et Françoise Sagan, avant d’être abîmé par la foire aux vulgarités. A quelques heures des festivités, cette Méditerranéenne au grand cœur nous partage son goût des mots, des autres, et de l’audace. Entretien.
Nous sommes à quelques heures de la cérémonie du Prix l’Hôtel La Ponche, que vous avez co-créé. L’année dernière, pour la première édition, c’est Nathalie Azoulai qui l’a reçu, pour son roman Le Fille parfaite. Quelle est votre définition de "la fille parfaite" ?
Je ne crois pas qu’elle existe et si tel est le cas, elle est beaucoup trop dure avec elle-même donc je lui conseille d’accepter d’avoir des défauts ! Si toutefois il existe une définition de la fille parfaite moderne – et déjà dire "moderne" c’est spécial – c’est très cliché car ce genre de cadre donne l’impression qu’il existe un modèle, or il n’y en a pas. J’ai un peu peur de la fille parfaite qui s’affiche les réseaux sociaux. Partout sur nos écrans, toute la journée, on voit ces espèces de superwomen qui maîtrisent tout. Pour moi, c’est contre-productif car elles inhibent les autres qui ne sont pas exactement dans ce moule. Je pense notamment à ces jeunes femmes enceintes et sublimes, celles qui montrent qu’elles arrivent à bosser avec leur enfant et à être impeccables. C’est terrible pour celles qui ne relèvent pas ce défi comme imposé par cette société-là donc je dirais que la fille parfaite c’est celle qui arrive – et c’est là que viennent les clichés – à trouver sa place. Elle peut être féministe et écouter Finkielkraut pour sa plasticité neuronale. Elle est équilibrée, mais accepte d’être paradoxale. Elle est curieuse de tout, y compris des gens pas parfaits du tout… Bref, elle est à sa place et en devient parfaite !
Et celle du livre parfait ?
Quand je lis ou quand je sors d’une projection de film, j’adore avoir envie soit d’écrire, soit de raconter des histoires, soit de vivre plus intensément. Les œuvres parfaites sont celles qui te donnent toi-même envie de créer : ça peut être écrire une lettre si tu n’es pas écrivain, prendre des photos d’une manière différente… Ces œuvres sont rares.
"En réalité, je pense que la plupart des gens qui viennent à Saint-Tropez ne vont pas jusqu’à La Ponche."
Pourquoi avoir créé ce prix littéraire à Saint-Tropez ?
C’est pour revenir à quelque chose qui a existé, une vie culturelle et littéraire dans cet endroit, qui, avec les années, et avec notre époque, a été abîmé, galvaudé. On m’a toujours parlé avec nostalgie de cette époque-là, Sagan etc, et que je n’ai pas connue. Je me suis dit qu’il existait peut-être encore une place pour cela. Pendant un moment, il n’y avait même plus de librairie dans ce village. J’ai connu toutes les périodes : il y en avait une, puis elle disparaissait, puis il y a eu une Maison de la presse qui vendait des livres. Ces nombreuses tentatives ont mis à mal la littérature, ici. Or, je fréquente tout un tas de gens qui viennent passer leurs vacances dans cet endroit et qui trimballent leurs livres dans leur bagage. Ils sont cultivés et en manque de lecture alors je me suis dit qu’il fallait combler ce manque, j’ai même reçu une lettre de remerciement de la Maire, ce n’est pas un détail !
Que représente La Ponche pour vous ?
C’est très personnel. Comme je le raconte dans mon livre Nue propriété, c’est un endroit où j’ai grandi, où j’ai été baptisée, j’y suis quasiment née. Je suis issue de plusieurs générations qui ont vécu une bonne partie de leur vie là-bas puisque mon arrière-grand-père avait acheté une maison de pêcheurs donc, comme tous les lieux attachés à nos souvenirs, à nos familles, il parle à mon cœur. Par ailleurs, cet endroit est d’une beauté insensée : l’hiver, quand les vagues passent au-dessus de la jetée et qu’il y a un ciel gris, une tempête; en mai, quand il n’y a pas encore grand monde... Je le connais en toute saison, les couleurs ne sont jamais les mêmes. C’est comme une petite enclave un peu mystérieuse et secrète, dans un endroit complètement international et surexposé. En réalité, je pense que la plupart des gens qui viennent à Saint-Tropez ne vont pas jusqu’à La Ponche. Ce que j’aime par-dessus tout, et ça existe dans d’autres endroits, c’est lorsque tu sors, que tu te balades, tu ne situes pas à quelle époque tu es. Si tu ne vois pas des gens faire des photos, tu ne sais pas. C’est très protégé et ça j’aime bien. Ça vient nourrir ma nostalgie de manière très intense.
"Le retour aux sources, quand on essaie de créer dessus, est nécessaire pour faire place nette."
C’est un retour aux sources que vous opérez avec ce prix, créé dans le sillage de la publication de votre roman Nue propriété, qui raconte l’histoire d’une jeune femme qui hérite d’une maison sur la Côte d’Azur et la vide car elle ne peut pas la garder… En quoi le retour aux origines est inévitable dans le processus de création ?
C’est le roman de l’enfance digérée et laissée derrière soi. (Si toutefois ça a marché!). Tout dépend de notre personnalité. Il y a des gens qui n’écrivent pas forcément là-dessus. Par exemple, une amie écrit un roman qui se déroule en 2049 et je trouve ça génial. A partir du moment où on écrit sur soi et qu’il s’agit d’une histoire, on ne peut éviter ça, pour faire place nette. Comme dans une psychanalyse, tu commences par comprendre d’où tu viens. Si on ne sait pas d’où l’on vient, je ne sais pas tellement où l’on va. C’est difficile d’écrire sur soi aujourd’hui sans raconter d’où l’on vient. Après, certains auteurs écrivent sur eux et sans démarrer par là. L’œuvre d’Annie Ernaux, que j’admire énormément, n’a jamais été chronologique. Elle publie des livres très tard sur une période de sa vie que l’on ne connaissait pas : elle revient aujourd’hui à son âges sur une histoire d’amour quand elle avait 40 ans. Donc oui, le retour aux sources, quand on essaie de créer dessus, est nécessaire pour faire place nette.
Vous êtes une fille du sud, et on vous l’a déjà fait ressentir depuis que vous habitez Paris, notamment lorsqu’un ami vous dit un jour : "Ne sois pas trop méditerranéenne". Que voulait-il dire par là ?
Quand je l’ai rencontré, j’avais 26/27 ans, j’étais journaliste, en train d’écrire mon premier manuscrit. Lui, 34 ans de plus que moi, a passé sa vie professionnelle dans l’univers de l’édition, des médias et c’est toujours mon ami parce que c’est quelqu’un d’assez franc et provoc’, mais avec un grand cœur. Il voulait dire : "ne soit pas trop gentille, chaleureuse, bienveillante car le monde dans lequel tu évolues ne l’est pas autant que toi." C’était une mise en garde bienveillante du haut de son aînesse. Avec le temps, d’une certaine façon, il a raison mais il y a des natures qu’on ne peut pas forcer et, finalement, certaines personnes apprécient ça parce qu’au fond, c’est un cœur qui parle à un cœur. Moi je ne sais pas jouer le rôle de la fille dure et méchante. D’ailleurs, ça ne m’intéresse pas tellement. En réalité, derrière l’étiquette de méditerranéenne, il y a des choses qui touchent.
Vous avez fait vos armes au journal Marianne, où vous vouliez vous frotter à la politique. Que retenez-vous de cette expérience ?
On est en 2011, je sors diplômée de l’ESJ Lille, et je veux travailler dans un endroit où la politique compte. J’ai fait plusieurs choses par la suite mais de l’expérience politique que j’ai eue pendant un moment, je retiens que c’était une formation extraordinaire et expresse mais j’étais trop jeune, je n’avais pas le cerveau pour faire des coups de billard à trois bandes, alors que tous mes interlocuteurs étaient rodés. Ce n’est pas forcément un cadeau à faire, il vaut mieux y aller quand tu as de la bouteille, que tu as de la psychologie, que tu comprends les gens, rien qu’en les regardant, qu’ils sont en train de dire exactement le contraire de ce que tu devrais écrire, etc. C’était tôt pour moi, j’ai terminé l’école en mai, en juin j’étais là-bas, jetée dans le bain. Je suivais le centre: Jean-Louis Borloo, François Bayrou, Hervé Morin… Je participais aux universités d’été, etc. Depuis, j’ai fait beaucoup de portraits, j’ai appris de la vie, je vois des choses se reproduire dans des comportements. Je serais sans doute meilleure journaliste politique aujourd’hui !
Vous étiez entourée d’hommes et aujourd’hui vous donnez la parole aux femmes dans votre podcast Bold Voices. Qu’est-ce qui les lie ?
C’est marrant car pendant très longtemps, je faisais énormément de portraits d’hommes et maintenant c’est le contraire. Le changement s’est fait naturellement, je ne me suis pas dit qu’un jour j’allais arrêter de lire des auteurs hommes (rires!). Ce qui lie ces femmes, c’est l’absence de prétention permanente, par rapport aux hommes. Sur 10 épisodes de 35 à 40 minutes, soit une saison entière, je n’ai jamais ressenti une pointe de prétention. Cela ne veut pas dire que toutes les femmes ne sont pas prétentieuses et que tous les hommes sont prétentieux. Sont-elles plus fines que les hommes ? Elles le montrent moins. Se remettent-elles plus souvent en question ? Ont-elles plus de doutes ? Peut-être !
"Je préfère ne pas être lue parce que je ne supporterais pas moi-même de rendre quelque chose qui est illisible."
On entend beaucoup de dirigeantes et de créatrices d’entreprises. Des modèles de réussite. A l’heure du quiet quiting, c’est presque punk de faire un podcast sur l’entreprenariat !
Peut-être, mais justement, est-ce que ces gens qui se retirent comme ça, n’auront pas une idée merveilleuse demain ? En ayant pris un peu de temps pour eux, en étant autre chose qu’un salarié, ils se lanceront peut-être dans une aventure entrepreneuriale ! Ce ne sera pas la totalité mais il semblerait qu’il y ait une tendance à vouloir être davantage maîtres de leur vie professionnelle. Je constate souvent que, dans des sondages qui s’adressent aux femmes entrepreneures, le premier critère qui ressort c’est le fait d’être “sa propre boss”. L’argent arrive assez tard dans leurs motivations. Et puis, quand on crée son entreprise c’est spécial mais peut-être que les générations actuelles ont envie de laisser la priorité à d’autres choses que le travail ! Ce n’est pas le cas des miennes…
Justement, vous cumulez les job de journaliste et de romancière, alors pour paraphraser Oscar Wilde préférez-vous être illisible (journaliste) ou ne pas être lue (romancière) ?
Évidemment il est impossible de répondre à cette question (rires). En fait, si : je préfère ne pas être lue ! Le journalisme qui me plaît est celui qui est très écrit. Lorsque je rédige un papier, n’importe lequel, je fais très attention au style, un peu trop peut-être. Il m’arrive d’être elliptique car parfois, pour une question de style, je peux passer à côté d’une information essentielle ou ne pas être assez précise. Je préfère ne pas être lue parce que je ne supporterais pas moi-même de rendre quelque chose qui est illisible. Je suis ma première et ma plus difficile lectrice.
"On n’arrive jamais à obtenir une vérité, à l’instar des avocats avec leur client, ils n’ont pas la vérité mais essaient de s’en rapprocher le plus possible."
Quelles sont les règles d’or d’un bon portrait ?
D’abord le temps. Ça peut paraître idiot mais il faut passer beaucoup de temps avec quelqu’un pour instaurer une confiance. Il y a une chose que je fais souvent, je m’en rends compte, sans que ce soit de manière consciente : c’est de raconter un peu de moi. L’interlocuteur se livre alors davantage. Ce qui est important aussi, pour arriver à capter la personne dans toute sa complexité, c’est de se rapprocher de son entourage. C’est un principe de base : ne pas se cantonner à la parole de l’autre et essayer de comprendre, d’avoir différents regards sur cette personne. J’essaie de rencontrer des gens proches de mon sujet, d’autres qui peuvent être en opposition avec lui, ceux qui sont là depuis toujours dans sa vie ou depuis peu. On n’arrive jamais à obtenir une vérité, à l’instar des avocats avec leur client, ils n’ont pas la vérité mais essaient de s’en rapprocher le plus possible et c’est le cas grâce à ce mix. L’autre petite chose technique, pas très intéressante car technique, c’est l‘environnement. Je ne ferais pas un portrait de qui que ce soit dans un café ou un bar d’hôtel : j’ai envie de voir où ils évoluent, ce qu’il y a autour d’eux. Lorsqu’ils sont dans leur bureau, allument-ils une cigarette, enlèvent-ils leurs chaussures, ont-ils mauvais goût, sont-ils bordéliques…?
Quand vous avez réalisé Tenoras, filmé ces femmes, n’avez-vous eu aucun regret de ne pas avoir poursuivi vos études de droit ?
Non parce que je me dis qu’un jour je pourrais recommencer, "quand je serai grande", et ensuite parce que je ne l’ai fait pas parce que je suis une avocate ratée mais parce qu’ELLES m’intéressent. Je ne me regardais pas moi, j’étais en train de réaliser mon premier documentaire donc non, aucun regret.
Pourquoi parler de soi demande bien plus d’énergie que de parler des autres ?
Parler de soi, ça ne touche que lorsqu’on est sincère et si tel est le cas, c’est que l’on s’est posé pas mal de questions, auxquelles on a répondu, qu’on s’est fait un dialogue permanent avec soi-même pour essayer d’être au plus près. (Et c’est fatigant les dialogues avec moi-même, j’en sais quelque chose !) Si ce n’est pas sincère, ça n’a pas d’effet, c’est fake et vain. Cette espèce d’introspection est permanente et donc épuisante.
"En vérité, ce sont des récits qui sont moins honorables, ce n’est pas très politiquement corrects, on n’a pas de pitié pour les bourgeois déclassés, c’est plus difficile de susciter de l’empathie… alors qu’à l’inverse, on admire les succès story."
C’est pour ça que vous avez choisi le roman pour vous mettre à nue…
Oui parce qu’il y a des choses complètement vraies, d’autres inspirées de moi-même et j’avais besoin de ce pas de côté pour me sentir plus libre car c’est difficile le récit de soi. J’admire ceux qui ne font que du récit de soi, les effets qu’ils arrivent à produire, faire tomber la vitre entre soi et le lecteur. Aujourd’hui j’ai envie de faire une thèse, je ne supporte plus de parler de moi (rires).
Nue propriété, c’est un roman sur le déclassement publié à un moment où la tendance est plutôt aux récits sur les transclasses, c’est étonnant !
Ce n’est ni une critique ni un rejet, je les ai tous lus et adorés. En travail préparatoire, j’avais interrogé une sociologue que j’admire beaucoup, Chantal Jaquet, lui disant que moi j’avais envie d’écrire sur cette courbe descendante plutôt que l’inverse. Je lui faisais part de mes doutes : peut-être était-ce un phénomène isolé, une vision resserrée… Elle avait écrit un livre sur les transfuges de classe et je lui ai dit « mais vous avez évoqué le sujet en deux lignes, pourquoi ce n’est pas exploité en littérature ?". Elle m’a confirmé que c’était un sujet. En vérité, ce sont des récits qui sont moins honorables, ce n’est pas très politiquement corrects, on n’a pas de pitié pour les bourgeois déclassés, c’est plus difficile de susciter de l’empathie… alors qu’à l’inverse, on admire les succès story. C’est ce que je trouvais intéressant.
Quel est votre prochain projet ?
J’aimerais bien réaliser une fiction, une histoire contemporaine qui me parle en espérant qu’elle parle à d’autres !
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