INTERVIEW
Publié le
6 mars 2025
La Haine, ce monument du cinéma français a pris d’assaut les salles de spectacles le 10 octobre 2024. Un projet fou, mis en scène par Mathieu Kassovitz et Serge Denoncourt d’après le film, sorti en 1995. Pour S-quive, nous avons retrouvé le trio de protagonistes dans un café du 16ème arrondissement de Paris. Trois jeunes hommes, une bande de potes et une problématique commune : comment se construit-on dans un quartier défavorisé de banlieue ? Alivor, Samy Belkessa et Alexander Ferrario, les interprètes respectifs d’Hubert, Saïd et Vinz sont dans la vie ce qu’ils sont sur scène : trois hommes qui se construisent et qui étrangement, ou plutôt naturellement, ont de nombreuses similitudes avec les personnages qu’ils incarnent…
La Haine, c’est un monument du cinéma français, comment chacun de vous a découvert et vécu ce film ?
Samy Belkessa : Je l’ai vu très jeune, mes grands frères me l’ont montré. Je me rappelle avoir pris une claque mais je trouvais ça drôle, je ne comprenais pas vraiment ce qu’il signifiait. C’est seulement des années plus tard que j’ai compris ce que le film voulait dire, et en grandissant en banlieue, ça faisait du bien de se sentir concerné, on est à la télé quoi, c’est cool !
Alivor : Personnellement, je l’ai vécu comme le genre de film qu’on regarde plusieurs fois. Comme Samy, je l’ai vu jeune et petit à petit je m’y suis identifié car j’ai compris qu’il dépeignait mon quotidien. Aujourd’hui, c’est une sorte de Madeleine de Proust pour moi.
Alexander Ferrario : Dans ce film, il y a un message, une profondeur, à côté de laquelle tu peux passer quand tu le regardes petit. Bien que je ne sois pas issu d’un quartier, j’ai quand même pu m’identifier aux personnages. Il y avait quelque chose qui me lie à Vinz, à ce groupe de potes mais je le voyais plus en tant que jeune qui regarde des jeunes être jeunes, qu’avec le filtre du quotidien en banlieue.
Est-ce que reprendre les rôles principaux d’un film aussi culte a été compliqué ? Comment se met-on dans la peau d’un Vinz, d’un Hubert, d’un Saïd ?
Alivor : Je pense que si ces rôles sont d’anthologie, c’est parce qu’ils représentent la vie de millions de personnes. C’est l’authenticité des personnages qui crée ce côté iconique. C’est ce qu’on est tous dans les quartiers de France, et même plus loin. Je sais qu’il y a des moments où je me voyais à travers Vinz, à travers Saïd et d’autres à travers Hubert. Généralement, je me voyais Hubert, c’est pour cela que j’ai participé à ce projet dans ce rôle car j’avais besoin de jouer quelque chose auquel je m’identifiais et qui me reflétait.
Samy Belkessa : Je pense qu’ils nous ont aussi choisi car chacun de nous incarnait son personnage en particulier. Ce n’est pas quelque chose qu’on a forcé, on n’est pas rentrés dans une caricature, dans un copier-coller, ça aurait été "too much". On a été pris pour ce qu’on est, on a donné ce qu’on avait et ça fonctionne bien.
Alexander Ferrario : Je pense que ce naturel-là, c’est ce qui a guidé notre casting de manière générale. Personnellement, je n’ai pas ressenti de poids sur les épaules. D’une part, car le casting était dur et long, et qu’on était dans un tunnel de travail, et d’autre part, car on n’avait pas le recul suffisant pour se dire qu’on allait peut-être changer quelque chose dans la culture française. Juste avant la première, pendant la tournée presse, c’est là qu’on a compris qu’on avait quelque chose d’important entre les mains. Qu’on ne devait pas se rater et que les gens nous attendaient. On ne voulait pas trahir les personnes qui s’étaient identifiées au film.
Samy Belkassa : "C’est le projet qui m’a fait le mieux comprendre le métier d’acteur."
Qu’est-ce que vous avez ressenti avant la première ?
Samy Belkassa : Il y avait une bonne pression. J’ai fait des projets dans ma vie où j’avais un texte à réciter et je le faisais sans pour autant avoir des convictions. Cette fois-ci, c’était différent. Là, tu défends de vraies valeurs qui sont importantes pour les gens, tu vois que tu peux les faire pleurer, rigoler, c’est là qu’on se sent important et je pense que c’est le projet qui m’a fait le mieux comprendre le métier d’acteur. Ça n’est pas juste lire un texte. On est en mission et notre mission c’est de faire rêver les gens. Des jeunes sont venus me voir en me disant : "Comment tu fais ? J’aimerais bien faire comme toi !". C’est beau parce qu’il y a quatre ans de cela, j’étais à leur place.
Ce sous-titre : "Jusqu’ici, rien n’a changé" évoque quelque chose…. Ce spectacle est avant tout politique et social. C’est un second constat, 30 ans après : les banlieues mises en marge de la société, les violences policières, tous ces problèmes ne sont pas restés en 1995, qu’en pensez-vous ?
Alivor : C’est une réalité. Le film est aussi tristement célèbre, tristement d’actualité. C’est pour cela que c’était fort de pouvoir être une voix pour toutes ces personnes qui aimeraient être entendues. On parle toujours pour elles à la télé, on parle pour nous. C’est important de rétablir une image pour la société sur les jeunes de cité. Quand on entend qu’il y a eu altercation avec les policiers, on ne cherche pas à nuancer ou à comprendre ce qu’il s’est passé avant ou après. On regarde juste un morceau des faits et c’est dangereux. Avec ce projet, on met de l’humanité sur scène. C’est trois potes qui s’aiment dans un contexte compliqué et c’est ce que l’on retient. Durant tout le spectacle, on s’attache à eux parce qu’on les voit aussi proches de leur humanité.
Alivor : "L’amour est universel, il doit aller plus loin que les cités et les frontières."
Le morceau de Médine intitulé "L’amour", est le mot de fin de La Haine. Que pensez-vous de répondre à la violence en prônant l’amour ?
Alivor : Cette histoire, c’est une histoire d’amour entre trois potes, mais c’est une histoire qui termine mal. C’est aussi pour dire : "Si l’amour ne restait pas cloisonné entre nous, tout ça aurait pu être évité". L’amour est universel, il doit aller plus loin que les cités et les frontières. Il faut qu’on se comprenne les uns les autres, c’est ça le sujet principal. C’est pour cela que quand des spectateurs qui n’ont pas le même mode de vie que les personnages viennent et arrivent à être touchés et à s’identifier, les barrières s’effondrent. Notre message d’amour n’est pas l’amour des siens, c’est l’amour universel.
Alexander Ferrario : Je suis persuadé que tout le monde a de l’amour en lui, et c’est l’amour qui explique les actions de chaque personnage. Vinz est chargé d’amour qu’il n’arrive pas à contrôler, c’est pour cela qu’il en est violent. Je pense qu’un policier est violent parce qu’il aime une idée qu’il a de la société, qu’il aime quelque chose pour lequel il se bat sans réussir à se contrôler. Je pense que l’indifférence et l’ignorance sont l’inverse de l’amour. La haine, c’est l’amour qui n’a pas été canalisé ni emmené vers le droit chemin.
La Haine, c’est un film en noir et blanc, et peut être aussi manichéen dans le texte. Diriez-vous que cette comédie musicale apporte autre chose, plus de couleur, plus d’empathie ?
Samy Belkessa : Il y a plein de choses dans cette comédie musicale qui ont été ajoutées pour justement mettre de la couleur. On donne le droit de parole à la police, et à une femme, l’actrice et danseuse Camila Halima Filali, (fiancée de Vinz), chose qui n’était pas faite dans le film. Cela se remarque aussi au niveau de la scénographie. Quand on est en banlieue, au début du spectacle, tout est beaucoup plus sombre, gris, mais lorsqu’on arrive sur Paris, on reprend de la couleur autant dans les décors que dans nos tenues. Il y avait déjà de l’amour dans le film, mais on en ajoute un peu. On n’aurait pas pu refaire La Haine 2, parce que la haine attire la haine.
Alexander Ferrario : Le film est assez manichéen, et justement, on montre ici que cette manière de voir le monde ne fonctionne plus. Il y a un moment où il y aura un clash, une fissure. C’est le moment où Vinz n’arrive pas à tirer sur le skinhead. Il montre qu’on ne peut pas avoir un esprit totalement noir ou blanc. On a toujours une dose d’empathie. Le juste milieu est nécessaire et cette histoire montre la défaite du manichéen.
Alexander Ferrario : "J’esquive les mauvaises énergies, les gens qui sont aigris, jaloux, qui ont une mentalité nocive pour les autres."
Qu’est-ce qui vous "fout" la haine ?
Alivor : C’est l’injustice et l’impuissance qui me foutent la haine. Tout ce qu’on évoque à travers La Haine, c’est ça. Quand des voitures brûlent, le feu n’a pas été mis par des personnes bêtes et méchantes. Ce sont des personnes qui n’ont pas la chance d’être entendues et qui veulent exprimer leur colère. C’est un peu comme un enfant qui fait des bêtises. Peut-être qu’il y a un manque d’attention, qu’il n’est pas vu et veut se faire remarquer pour montrer qu’il existe.
Samy Belkessa : Ce qui me fout la haine c’est que jusqu’ici rien n’ait changé. Il y a eu des évolutions sur de nombreuses choses mais le noyau du problème n’a pas évolué. C’est triste que 30 ans plus tard, on ait la même mentalité, qu’on pense pareil, qu’on ait les mêmes problèmes, que rien n’ait changé. La forme a changé mais le fond reste le même, et c’est pour cela que l’on fait ce projet.
Alexander Ferrario : L’injustice de manière générale, l’abus de pouvoir et de force me foutent la haine. À n’importe quelle échelle d’ailleurs, qu’elle soit nationale ou internationale, je pense à la situation à Gaza, par exemple.
Qu’est-ce que vous diriez à tous ces jeunes dans les quartiers aujourd’hui, qui vivent des histoires similaires ?
Samy Belkessa : Je leur dirai de ne pas lâcher, que tout est possible. Je sais que j’aurais aimé qu’on me le dise. Il y a tellement de rêveurs en cité mais pour nous, c’est inatteignable. J’ai toujours pensé et rêvé cinéma mais ça ne restait qu’un rêve. Tu ne fais rien pour te battre parce que tu es avec tes potes et que personne ne se bat mais je pense que ça en vaut la peine. Bien que ce soit un peu bateau, quand on veut on peut vraiment. Il ne faut pas lâcher, être sûr de soi, s’écouter et tout déchirer : le monde est à nous. Il y a tellement mieux à faire que de rien faire. Le monde est tellement grand. La première fois que j’ai vu Paris, j’avais 13 ans. J’habite pourtant à 50 minutes de la capitale. Prendre le RER, c’était comme prendre l’avion…
Alivor : Je leur dirai de ne pas tomber dans le préjugé, de sortir de la cité, de rencontrer les gens, et aux personnes qui ne sont pas issues de cité de ne pas tomber dans un stéréotype. Quand je vois que cette comédie musicale réunit tous types de personnes, je me dis que c’est ça la France. La réalité, ça n’est pas la télévision.
Que peut-on vous souhaiter à chacun ?
Samy : Que le spectacle continue le plus longtemps possible.
Alexander Ferrario : Qu’il continue à faire rêver les gens. Que les personnes à la fin du spectacle continuent à nous dire "Merci" et pas "Bravo".
Qu’est-ce que vous esquivez dans votre quotidien ?
Alexander Ferrario : J’esquive les mauvaises énergies, les gens qui sont aigris, jaloux, qui ont une mentalité nocive pour les autres. Avant j’étais très empathique, très à l’écoute et cela m’a fait perdre du temps et m’a fait rater des coches.
Samy Belkessa : J’esquive les flemmards. Si je traîne avec des flemmards, je deviens comme eux. "Dis-moi avec qui tu traines je te dirai qui tu es", c’est exactement ça.
Alivor : Je suis un peu de cette école-là aussi, j’essaye d’esquiver la négativité et tout ce qui peut réveiller de la négativité en moi. Rester dans un cocon positif c’est important.
Cette bande de potes repart en tournée dans toute la France jusqu’en juin et sera de retour dans la capitale à La Seine Musicale le 7 novembre prochain.