RIVE GAUCHE
Publié le
25 février 2024
Encore trop peu connue en France, l’œuvre poétique d’Else Lasker-Schüler frappe par ses images, et sa langue pure, à la fois dépouillée et sonore. Son premier recueil majeur, Mes Merveilles (Meine Wunder) paraît initialement à Leipzig à 1911. Mêlant inspirations néo-romantiques, et expérimentations expressionnistes, il frappe par sa puissance évocatrice. "Nous avons entendu restituer dans ce livre la langue schülerienne dans toute sa dimension, à la fois noble et surannée". Guillaume Deswarte signe, à 28 ans, sa toute première traduction, parue aux Éditions Héros-Limite en janvier dernier. Un recueil en forme de chant d’amour, mystique et hypnotique, encore jamais traduit auparavant en français. S-quive est allé à sa rencontre.
Qu’est-ce qui vous a décidé, alors que vous étiez encore étudiant, à traduire un recueil de poèmes ?
Je me suis mis à la traduction au moment où je sortais des concours (l’agrégation de philosophie), j’étais lassé par la langue philosophique, et déprimé à l’avance par mes résultats, je dois dire. Je ressentais le besoin de rencontrer un autre type de langue, un autre rapport au monde. Et puis, surtout, j’avais besoin de créer quelque chose. Traduire m’a permis de créer, tout simplement. Au début, j’ai commencé par faire de la traduction presque mot à mot, et puis, petit à petit, j’ai compris la dimension de créativité, d’inventivité que je pouvais ajouter, en tant que traducteur. Mais au début, je n’envoyais mes traductions qu’à mes amis proches. Je n’avais pas même l’idée que ça puisse intéresser un éditeur.
"Else Lasker-Schüler est une poétesse qui chante son amour, pour un amant ‘indénombré’."
Pourquoi avez-vous choisi de traduire Else Lasker-Schüler ? Et pourquoi le recueil Mes Merveilles en particulier vous a-t-il attiré ?
J’étais en train de lire Geog Trakl (un poète expressionniste), et l’un de ses poèmes était dédié à Else Lasker-Schüler. J’ai cherché sur Internet, j’ai lu un poème au hasard, en allemand, et j’ai été complètement subjugué par la simplicité de sa poésie, de ses images, de sa langue, et en même temps, par l’extrême beauté du sentiment amoureux qui jaillit dans ses poèmes. Else Lasker-Schüler est une poétesse qui chante son amour, pour un amant "indénombré". Cet amant, c’est un « tu » qui peut être aussi bien un des amants qu’elle a eus, un ami, ou encore Dieu. C’est cela qui m’a plu. Cette érotique de l’infini.
Vous dites aussi être fasciné par le personnage d’Else Lasker-Schüler, dont la vie même se voulait poétique. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette figure si singulière ?
D’abord, elle connait toutes les avant-gardes de l’époque. Après avoir divorcé, elle se remarie avec Herwarth Walden, qu’elle rencontre à Berlin. Il est le directeur d’une galerie d’art, et le fondateur de la revue expressionniste Der Sturm (La Tempête). Dans cette sphère, gravitent des artistes comme Oskar Kokoschka, Tristan Tzara, Ludwig Meiner de Die Brücke, Franz Marc du Blaue Reiter (Cavalier bleu), avec encore Vassily Kandisky. Et puis effectivement, ce qui m’a fasciné avec elle, c’est qu’elle met en scène tout un mythe autour d’elle-même, que l’on retrouve dans ses écrits. C’est-à-dire que malgré son existence très précaire, où elle trimballe ses valises, ses poupées et son fils, de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, elle est capable de se mettre en scène comme étant… le "prince de Thèbes" ! Elle inclut toute sa réalité dans son mythe : Berlin devient Thèbes, Georg Trakl est surnommé "le chevalier d’or", Franz Marc "Ruben", Kark Kraus devient même "le dalaï lama" ! Elle apparaît dans les cafés de Berlin, vêtue de manière extravagante. Elle les appelle ses "oasis", ses "voitures de romanichelle". Une anecdote m’a d’ailleurs fait sourire : elle payait apparemment ses cafés avec des petits bonbons…. Ce qui est sûr, c’est qu’elle se faisait souvent payer sa note dans les cafés par des grands éditeurs de Berlin, comme le célèbre Paul Cassirer !
Quels sont les thèmes de prédilection de Lasker-Schüler dans ce recueil ?
L’amour est le thème majeur du recueil. La mystique, avec de nombreuses références à la Bible. L’exil aussi, même si on est en 1911 et qu’elle n’a pas encore dû fuir d’Allemagne. La relation à sa mère est très importante aussi. Sa poésie s’adresse toujours à un autre, que ce soit un ami, un amant, ou une altérité transcendante. Sa poésie est une adresse.
"Else Lasker-Schüler est prise entre l’héritage néo-romantique du XIXe, et la prose expressionniste."
Vous dites, à propos de Mes Merveilles, que la langue d’Else Lasker Schüler y est particulièrement expérimentale. Pouvez-vous nous expliquer quelle est sa force de créativité propre ?
Elle utilise une langue à la fois surannée, très recherchée, mais en même temps, les figures qui reviennent souvent sont des mots très simples comme "étoile", "cœur", "amour", "chant". Elle est aussi hyper innovante, car elle dépouille, au fur et à mesure de ses recueils, les poèmes de leur syntaxe, de leur appareil de comparaison. Elle apporte des images fulgurantes, avec seulement dix mots dans une phrase. Else Lasker-Schüler est prise entre l’héritage néo-romantique du XIXe, et la prose expressionniste. Elle est née en 1869, et, au milieu de cette génération expressionniste, de trente ans plus jeune qu’elle, elle figure comme une icône d’un autre temps.
Quels ont été les difficultés que vous avez rencontrées dans votre traduction ?
Il y a une tension dans le travail de tout traducteur. Conserver la musicalité de la langue d’origine ou garder la force des images initiales ? C’est un dilemme cornélien… J’ai procédé par compensation : là où je perds une rime, je compense avec la fulgurance d’une image, et vice-versa. Il faut en tout cas garder une certaine modestie quand on est traducteur : on est en dessous de la langue, et on ne connaît pas les intentions de celui ou celle qui écrit.
Un vers dont vous êtes particulièrement fier ?
"Rayons mêlés, et couleurs éprises, étoiles qui sous la voûte céleste se courtisent". C’est un vers du poème "Un vieux Tapis-Tibet", que j’ai réussi à faire rimer.
Est-ce que vous avez pu collaborer avec d’autres traducteurs pour leur demander des suggestions ?
J’ai essentiellement travaillé seul. C’est un travail de solitude face à la langue. J’ai aussi été aidé par mon amie traductrice, Franziska Baur.
"La traduction est à cette frontière indécidable entre le traduisible et l’intraduisible."
Comment décide-t-on quelle traduction est la meilleure lorsqu’on a plusieurs options possibles ?
On ressasse. On y pense pendant les semaines entières, on relit les poèmes à haute voix, et quelquefois aussi il y a des illuminations, qui paraissent comme des évidences. Derrida, dans Des tours de Babel, écrit que "Rien n’est jamais intraduisible et rien n’est jamais traduisible".
Est-ce que vous êtes d’accord avec cette réflexion ? Est-ce que vous pourriez nous citer des passages du recueil qui relèvent de l’intraduisible ?
C’est marrant de parler de Derrida car il m’a beaucoup influencé dans mon envie de traduire. Je n’ai lu aucun ouvrage de traductologie, mais le rapport de Derrida à la traduction m’a beaucoup marqué. La traduction se situe au niveau de cette brèche : si on se dit que tout est intraduisible. La traduction est à cette frontière indécidable entre le traduisible et l’intraduisible. Si tu dis que tout est traduisible on perd l’intention de l’autre, le contexte et si tu dis que rien n’est traduisible, tu restes chez toi et tu ne commences jamais. Dans "Et je cherche dieu", "L’aube m’effraie". Cela relève de l’intraduisible. Die Frühe c’est l’aube, mais Früh ça vaut aussi dire "tôt". Donc c’est intraduisible.
En commentaire du recueil, vous avez écrit : "Ce ne sont pas des poèmes, mais des chants, voire des cantiques". Pouvez-vous nous en dire plus sur la spiritualité et peut-être la mystique présente chez Else Lasker-Schüler ? Est-ce une poésie religieuse selon vous ?
C’est une mystique qui est symptomatique d’un arrière-plan biographique particulier. Elle est petite fille de rabbin, elle fait partie d’une famille juive complément assimilée, elle découvre la Bible tardivement, à l’école, elle le découvre comme un livre de poésie. Il y a le contexte du sionisme, de la revendication de l’État juif au début du XXe siècle, elle se revendique comme une poétesse juive. Elle dit : "Je suis juive, grâce à Dieu". Mais en même temps, son Dieu est privé de toute incarnation. Elle a un rapport très désacralisé de la religion : elle ne veut pas écrire ni apprendre l’hébreu, elle dit que ses poèmes sont "bien assez juifs en allemand", quand elle arrive à Jérusalem après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Reste un ancrage à quelque chose qui nous dépasse complètement. Mais il peut être incarné par le bien-aimé, qui peut être Dieu ou un amant.
Pour finir, avez-vous des projets à venir en traduction ?
Je suis en train de traduire d’autres recueils de Else Lasker-Schüler.
"Mes Merveilles", d'Else Lasker-Schüler, traduit par Guillaume Deswarte, aux éditions Héros-Limite.
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