ARTS
Publié le
12 juin 2023
Aujourd’hui, S-quive présente l’incroyable parcours de Pinhas Fishel, artiste originaire de Kiev, réfugié à Paris avec sa femme et ses enfants. Il nous raconte comment son exil, sa fuite forcée, ont influencé son travail. Passé par la Cité des arts, l'Ukrainien a aujourd’hui pris possession de son nouvel atelier à Aubervilliers. Une rencontre chargée d’espoir et d’optimisme.
Mai 2022. Direction Aubervilliers dans le nouvel atelier de Pinhas Fishel. Dans cet écrin charmant au milieu de la nature, ce père de famille poursuit sa vie d’artiste, loin de sa Kiev natale, porté par une résilience exemplaire. Cet échange fait échos à une célèbre citation du philosophe Frédéric Lenoir qui suggère que “les blessures de la vie peuvent nous écraser et nous verrouiller. Elles peuvent aussi nous rendre plus forts et plus ouverts aux autres. Nous n’avons pas choisi de les subir mais nous sommes libres d’en faire des enclumes qui nous enfoncent ou des points d’appui qui nous élèvent”. Libre arbitre ou force de vie, manifestement, Pinhas a fait son choix.
Bonjour Pinhas ! Comment êtes-vous devenu artiste, et quelles ont été vos inspirations aux prémices de votre carrière ?
Je suis né à Kiev en Ukraine, il n’y avait pas de peintre au sein de ma famille. Néanmoins, mon frère aîné fut une véritable source d’inspiration pour moi. Il s’amusait en effet à fabriquer des petits objets à offrir. Ces petits masques, ou objets décoratifs en tout genre, ont été un déclic qui m’a poussé à explorer ma créativité. Sentant très vite cet attrait pour l’art, ma mère m'a vivement encouragé à poursuivre ma passion en m’inscrivant dans une école d’art spécialisée, à l’âge de 11 ans.
Puisque nous vivions en URSS, nous étions fascinés par les grands impressionnistes, les arts français, et les grands maîtres qui ont marqué l’histoire de l’art, comme Amedeo Modigliani où Pablo Picasso. Lorsque les collections de grands artistes venaient parfois jusqu’à Kiev dans le cadre d’une exposition, nous y courions. Tout au long de mes études d’art, j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnalités illustres, et des artistes qui m’ont énormément influencé. Lorsque l’URSS s’est effondrée, mon père m’a suggéré d’envisager une voie plus sécurisante comme, par exemple, des études d'ingénieur. Mais il en était hors de question. Je ne voulais pas me recycler. J’avais choisi la vie d’artiste.
"Avant la guerre, je n’avais jamais envisagé de quitter mon pays. Ce départ soudain, cette catastrophe, ont été une véritable déflagration et ont indéniablement inspiré mon travail d’artiste par la suite…"
Quelle est votre vision artistique ?
J’ai deux idées que j’aime transmettre dans mon art : la première c’est qu’un artiste peut être un couteau suisse et non être cantonné à une seule pratique. J’aime l’idée de pouvoir manier plusieurs supports, et de passer de la peinture, à la sculpture ou encore au dessin, sans rester figé dans une pratique. La seconde, c’est que derrière chaque personne, chaque phénomène, chaque objet, on peut trouver la coexistence de traits contradictoires : la bonté et la méchanceté, le bien et le mal. Cette ambivalence est très présente dans mon travail. Je pense que si l’on arrive à percevoir l'essence des choses, on peut découvrir un spectre bien plus large que ce que nous voyons au premier regard.
Dans quelle mesure le traumatisme de la guerre et de votre départ ont-ils influencé votre travail ?
Avec ma femme, mes enfants, et la grand-mère, notre “Babushka”, nous avons quitté Kiev le premier jour de la guerre. Nous étions 9, dont un nourrisson. Nous avons sauté dans le break familial, avec quelques vivres, et un seul objectif en tête : quitter l’Ukraine au plus vite. Avant la guerre, je n’avais jamais envisagé de quitter mon pays. J’avais ma vie, mes repères, et surtout mon atelier, toujours situé sur l’une des artères principales de Kiev. Ce départ soudain, cette catastrophe, ont été une véritable déflagration et ont indéniablement inspiré mon travail d’artiste par la suite…
Avant de poursuivre, pouvez-vous nous dire si votre atelier existe encore ?
Oui, d’après des échos de personnes restées sur place, il est intact. Malgré les bombes qui sont tombées juste à côté, et les vitres soufflées des bâtiments aux alentours, l’atelier n’a pas bougé. J’ai même réussi à faire venir une partie de mes objets et œuvres laissés en plan, là-bas. Je leur avais pourtant dit adieu.
Mais alors, pourquoi Paris ? Comment avez-vous réussi à venir jusqu’ici ?
J’étais si heureux à Kiev, en Ukraine. Je n’aurais jamais imaginé venir vivre à Paris. Au cours de notre fuite, nous ne savions pas vraiment où aller. C’était l'errance totale. Nous avons traversé l’Europe en voiture pendant près d’un mois. Nous avons fait escale en Moldavie, puis en Roumanie par exemple… Nos familles situées à l’étranger nous ouvraient leurs portes, c’était très difficile de prendre une décision. Lorsque, soudain, une rencontre a changé le fil de notre vie. Une française, madame Sasson, nous a tendu la main en nous proposant une solution d'hébergement au sein de la communauté de Montevideo, à Paris. Dans la foulée, une seconde opportunité m'est tombée dessus : celle de pouvoir investir un atelier de la prestigieuse Cité des arts à Paris. Je dois rendre hommage à ma femme, qui m’a incitée à saisir ces opportunités sans hésiter, car se rendre à Paris, et avoir la chance de travailler au sein d’une si belle institution, tout en ayant un toit sur la tête, était selon elle, un cadeau du ciel.
"Ces théières sont, certes explosées, mais elles renvoient également l’idée qu’elles peuvent avoir une autre vie, un nouveau souffle après un traumatisme."
Lors de votre première exposition à Paris, vous avez présenté des théières, un objet du quotidien “rassurant”, que vous avez volontairement fracassées puis reconstruites. Que disent ces théières de votre histoire ?
Oui, ces théières explosées incarnent ce que j’expliquais tout à l’heure : l’idée qu’une personne ou un objet peut avoir plusieurs visages. Plusieurs vies. À partir du moment où nous sommes montés dans notre voiture, j'ai instantanément compris que plus rien ne serait comme avant. À travers le bris de ces théières, j’ai essayé de matérialiser la déflagration que nous avons vécu, tout en m'approchant du principe phare que le mal peut conduire au bien. C’est en effet cette contradiction qui m’anime : ces théières sont certes explosées, mais elles renvoient également l’idée qu’elles peuvent avoir une autre vie, un nouveau souffle après un traumatisme. Certaines théières ont en effet désormais l’allure de bouquets de fleurs, ou d’un bateau à voile.
Quelles sont vos prochaines actualités ?
J’ai eu l’opportunité d’intégrer un atelier à Aubervilliers lorsque ma résidence à la Cité des arts a pris fin. Un soulagement immense, car j’appréhendais de quitter la cité, qui m’avait accueillie lors de mon arrivée en France. J’ai quelques projets, qui restent encore abstraits pour le moment, mais ce que je peux vous dire, c’est que j’ai récemment été captivé par une exposition sur l’art juif au moyen âge, qui m’a considérablement inspiré. Certains objets en bois qui étaient exposés, gonflés et déformés par le temps, semblaient souffler sur nous. Je ne sais pas où cela me mènera, mais en tout cas je suis profondément inspiré en ce moment par les objets anciens, qui semblent vouloir nous parler.
Quel message souhaiteriez-vous donner aux lecteurs ?
Je pense que le monde évolue perpétuellement et que cela a une répercussion sur l’art, qui évolue lui aussi avec son temps. Les repères de sécurité traditionnels ne semblent plus fonctionner, et les gens ont manifestement besoin d’être plus en contact, plus solidaires, et l’art sera, à mon sens, une réponse plus humaniste. Je crois sincèrement que l’art sera la scène idéale pour exprimer des thèmes phare comme l’entraide, la consolation, la compassion, la solidarité, dans un monde où les gens se sentiront de plus en plus en insécurité. Des valeurs avant tout humaines, et qui répondent aux aspirations profondes de l’homme.
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