MUSIQUE
Publié le
22 avril 2023
Il vient d’achever le "Mathematics Tour" entamé avec "+" en 2011 et s’apprête à dévoiler son sixième album baptisé Subtract le 5 mai prochain. L’artiste anglais Ed Sheeran enchaîne aussi bien les projets artistiques qu’intimes, lui, qui sera le protagoniste d’un documentaire en quatre parties : The Sum of It All diffusé sur Disney + début mai. Outre sa capacité créative sans pareille, l’auteur-compositeur-interprète sait ébahir son public. En témoigne son concert surprise à l’Accor Arena de Paris en avril dernier où ses fans ont pu reprendre en chœur ses plus grands succès : "Bad Habits", "Thinking out Loud", "Shivers", "Perfect" ou "Shape of you". En douze ans, nombres de certitudes, de mots, de chiffres, de records, d’interprétations, d’intentions, de questions ont été posé sur cet artiste. Mais il en reste une à laquelle personne ne semble s’intéresser à prendre la plume : qui est l’homme derrière le nom ?
"The A Team" est le premier grand succès que nous lui connaissons. Ce titre raconte l'histoire d'une prostituée dépendante à une forme de cocaïne qui appartient à la catégorie Class A (la plus dangereuse). La chanson est écrite après que Sheeran visite un foyer d’accueil d’urgence. Il reçoit un retour plus que mitigé, pour ne pas dire glacial, auprès de la presse britannique ; qui juge sa musique "impersonnelle, peu inspirée et oubliable". Dans son dernier album, "Bad Habits" deviendra un classique planétaire instantanément. A travers ses sons techno, le compositeur combat son addiction à l’alcool. Il y exprime sa peine à lutter contre ses mauvaises habitudes qui le vampirisent. Paradoxalement, au regard de l’océan de vidéo qui s’en est suivi, nous semblons tous plus attachés à danser sur ce titre pour le "kiff", qu’à prendre un temps pour l’écouter.
"Au concert de Paris, à l’Accor Arena en avril dernier, nous pouvions percevoir une ambiance d’une rare intimité. Ed Sheeran ne chante plus pour une salle, mais avec chacun d’entre nous."
Pourtant, cette chanson le rend terriblement humain dans un système qui attend de lui du profit. Si nous tendons l’oreille, s’ouvre un monde de démons fantastiques aux intentions aussi bienveillantes que malines. Ce voyage laisse entendre, à qui écoute le vent se lever, bien plus qu’un artiste capable d’engraisser l’industrie musicale au comptoir de l’étable. Car si l’alcool le hante, on comprend que c’est cette autre chose qui ronge à l’origine le cœur de l’homme qu’il est en réalité : son addiction à la musique.
Ed Sheeran est un boulimique du 4ème art. Pour lui, comme pour les autres : One Direction, Taylor Swift, Justin Bieber, The Weeknd, Nekfeu, Vianney. Les notes sont comme des fils invisibles, infiniment délicats, qui l’immobilisent dans une créativité violente et permanente. Pris au piège dans ses insomnies mélodiques, comme dans la ville qui ne dort jamais dans "The City". Il rappe l’ironie du succès planétaire qu’on lui connaît avec "The man" ; lui qui "tuerait ses chansons" pour vivre son rêve de fonder une famille avec qui partager sa composition du bonheur.
"Il nous raconte la distorsion malsaine avec le monde réel que lui-même, le public (nous), ses amis, sa famille, sa culture, sa profession nous produisons et maintenons."
Il y a toujours un revers à la médaille, mais la fatalité shakespearienne du personnage doit-elle s’appliquer pour l’Homme ? La pesante légèreté du bonheur qui cache les mains de la fortune. Ed Sheeran est un produit commercial que nous avons personnifié par identification dans une vanité sérieuse. Là où nous sommes les bouffons de notre propre théâtre c’est que nous ne parvenons plus à identifier l’Humain dans la musique. Cependant, c’est bien parce que nous nous reconnaissons dans les chansons d’un artiste que nous créons ce lien profondément intime au-delà de l’image. C’est bien parce qu’il nous fait ressentir "qu’il y a de la beauté quand c'est sombre" que nous aimons tant les écouter.
Ce qui nous conduit au tournant fondamental de ce nouvel album Subtract. La première fois qu’il a joué "Eyes Closed" en concert, il a pleuré en expliquant son origine ; il pleurait encore en entamant le titre suivant. Au concert de Paris, à l’Accor Arena en avril dernier, nous pouvions percevoir une ambiance d’une rare intimité. Ed Sheeran ne chante plus pour une salle, mais avec chacun d’entre nous. C’est ainsi qu’il nous explique son bégaiement très important, ses phases dépressives, la tumeur de sa femme enceinte l’année dernière, la mort de son ami Jamal cette année, ses entretiens avec un thérapeute pour être un bon père, un bon mari, une bonne personne... Il nous raconte la distorsion malsaine avec le monde réel que lui-même, le public (nous), ses amis, sa famille, sa culture, sa profession nous produisons et maintenons.
Le britannique a toujours chanté sans filtre ce qu’il vit. Il n’a jamais caché sa sensibilité et la force qu’il en tire depuis ses premiers EP autoproduits à 14 ans. Mais cette fois, c’est différent, parce que dans une salle de vingt mille personnes, nous pouvions entendre un son qu’aucun chanteur ne souhaite : le silence. Rarement, j’ai pu vivre cette ambiance ; celle d’une foule qui écoute avec une attention authentique. Pour la première fois, on entendait le mari, le père, l’ami, le chanteur, l’homme se définir. Voilà pourquoi ce concert était de loin l’un des plus intéressants à vivre, car nous avons vu quelqu’un devenir lui-même.
La prochaine proposition de celui à qui on rappelle toujours sa couleur crépusculaire est à l’image de ses cheveux : à l’aube du premier jour du reste de sa vie. Elle est l’éveil d’un homme qui rêve d’une couleur bleue monstrueusement heureuse. Ed Sheeran n’est qu’un gars avec sa guitare qui semble enfin avoir trouvé sa musique depuis The Orange Room autoproduit à ses 13 ans. Cette voix profondément normale chante depuis toujours les yeux fermés pour nous rappeler ce qu’enfant nous savons tous ; pour être heureux, il suffit simplement de "tomber dans le monde de ses chansons".