INTERVIEW
Publié le
25 avril 2025
Que laissons-nous derrière nos pas ? Que reste-t-il lorsqu’on abandonne ? Est-ce que la jovialité candide d’un poméranien peut nous sauver la vie ? Avec son nouveau projet, What We Leave Behind, Mark Daumail propose une facette plus humaine que jamais à Cocoon. Habitué à faire exister le clair/obscur dans sa musique, il pousse cette identité dans ses plus beaux contrastes. Seul à la composition pour la première fois de sa vie, il cherche un son ancré dans le présent : cassette passée au four, mise dans la glace, imbibée d’eau, instruments éteints pour enregistrer, pas de digital. Place aux imperfections parfaites du réel ! A 40 ans, l’artiste nous invite dans une intimité tangible terriblement percutante. Il y aura un avant et un après votre première écoute. C’est un changement discret qui va s'opérer. Une flammèche au cœur de l’obscurité la plus profonde qui vous réchauffera l’âme pour toujours. Un phare qui vous rappelle, qu’aussi difficile que cela puisse être, c’est beau de vivre. Avec ce nouvel album, Cocoon veut laisser derrière lui cette leçon que le bonheur se crée. Si parfois il faut détruire, si parfois il faut abandonner, si parfois il faut s'effondrer…au final nous avons des mains pour fabriquer. C’est aussi de cette façon qu’il partira en tournée, notamment avec un arrêt à la Salle Pleyel le 22 janvier 2026, en construisant un souvenir en direct avec le public. S-quive a rencontré dans un échange fleuve tendre, drôle, personnel, musical…mais surtout humain Mark Daumail qui a retrouvé le sourire devant un chien heureux de fouler l’herbe fraîche.
Ce projet est né de nombreux évènements intimes, d’un passage à une nouvelle décennie, de phases dans l’obscurité, d’une volonté de créer seul pour la première fois. Pouvez-vous nous raconter plus longuement la genèse de cet album ?
Wood Fire a été une victime du Covid. Beaucoup d’annulations de dates de concert. C’était la fin également du label avec qui je travaillais à ce moment-là, ce qui a induit une vraie perte de mon entourage artistique, mon manager de l’époque également car il a arrêté momentanément. A ça, s’est rajouté un burn-out pendant le confinement. Ça a été dur de se remettre de cette série d'événements, j’ai eu le sentiment de faire un album “pour rien”, entre guillemets, même si certaines chansons ont réussi à scorer. Cependant, ce qui m’a le plus impacté, c’est d’avoir accepté des conditions et des compromis, ce que je n'avais jamais fait auparavant, en raison d’une pression très importante de la Major à laquelle j’étais rattaché à ce moment. Même si j’adore cet album, c’est à mes yeux un album trop “entre-deux”. J’ai dû me restructurer à la fois dans ma vie personnelle et dans ma vie d’artiste. J’ai travaillé comme jamais. J’ai signé des artistes, comme Chien Noir, qu’on a amené jusqu’aux Victoires de la Musique par exemple, dont je suis très fier. J’ai fait énormément de chansons et d'albums pour les autres. J’ai fait une bande originale pour un jeu Playstation, Road 96 ; une musique pour une bande dessinée Spirou. A côté de ça, je me suis donné comme impératif de faire une chanson par jour pendant toute la durée du confinement. Il y a vraiment eu une boulimie de production que j’ai partagée avec d’autres artistes. Mais, certaines me plaisaient pour Cocoon, j’ai alors retrouvé l’impulsion pour un nouvel album. Avec mon groupe habituel, nous avons commencé à faire les maquettes…et là, on s'ennuie tous à en mourir. Rien ne va ! Même mon entourage me disait que c’était “sympa”. Pour être sûr, j’ai envoyé ces premiers tests à Renaud Letang, quelqu’un avec qui j’ai toujours rêvé de travailler, il m’a appelé tout de suite pour me dire : “C’est mauvais mec ce que t’es en train de faire”. J’ai adoré le message, cette audace d’être aussi franc envers un artiste…Après, j’ai passé deux mois à pleurer sous ma couette ou tout nu dans la douche. [Rires] A la suite de ces mots, j’ai donc procédé totalement différemment en profitant d’un contexte de déménagement. Je me suis dit que j’allais le faire ce disque…mais entièrement seul ! J’ai pris un studio sous les toits de Bordeaux, j’ai acheté du vieux matériel d’enregistrement, des vieilles bandes à cassettes, j’ai littéralement abîmé les sons. Je voulais que mon disque soit le résultat manifeste de ce que j’étais à ce moment : un objet d’art de la vraie vie, une œuvre d’un mec abîmé qui passe la quarantaine pas forcément sous les meilleurs auspices, et qu’on entende un son empreint de toutes les cicatrices, blessures, angoisses, sentiments, émotions parfois qui t’envahissent. Mais je ne voulais pas faire un projet lugubre parce qu’en fin de compte j’aime la vie, et ça devait aussi se ressentir dans le son. Aujourd’hui on vend des plugins 200/300€ qui vont reproduire le son d’un instrument qui coûte ce prix. On marche à l’envers ! Avec la polémique autour des images Ghibli, je me suis dit que j’étais totalement d’accord avec Miyazaki, on détruit la vie avec l’IA comme outil de création artistique. Là où le digital prend tellement de place, il faut se rappeler que le son est quelque chose qui est dans le réel, qui se répercute dans l’espace, dans nos tympans et notre corps. On arrive à imiter et tromper l’esprit, mais il manquera toujours les sensations du réel.
Ce nouveau projet est très organique. Nous sentons toute la matière saisissable qui crée cet album. C’est mouvant, c’est vivant. Là où le digital était l’avenir de la musique, est-ce qu’aujourd’hui ce retour en arrière n’est pas le seul avenir possible pour la pérenniser comme un art et pas une industrie ?
J’ai réécouté mes premiers albums, et ils sont vraiment très propres finalement. C’était un son inspiré de mes héros, Neil Young, Nick Cave, Bob Dylan, Leonard Cohen ou Elliot Smith. Et encore, Smith abimait déjà ses sons quand j’y pense. D’ailleurs, j’ai repris l’un de ses procédés pour ce nouvel album, en doublant les voix. Ces nouvelles propositions sont tellement personnelles, que je ne pouvais pas les chanter trop “fort”. D’une part, pour garder ce côté intime, et d’autres part ce sont des chansons très difficiles à sortir tant elles sont viscérales. J’ai alors doublé mes voix pour donner de l’épaisseur au chant. Une autre grande influence de composition pour cet album, c’est Sufjan Stevens, notamment Carrie and Lowell, qu’il a enregistré à l’iPhone avec tous ses instruments éteints. Le micro de ce téléphone compresse le son d’une manière très intéressante. J’ai donc réutilisé ce procédé, j’ai joué avec mon iPhone posé sur mes instruments pour capter cette ambiance et ce grain fantomatique que je trouvais parfait pour ce projet. Mais, ce que je me suis demandé c’est : à quel point cette façon de faire laissait la place à la voix ? En termes de rendu, je souhaitais garder l’identité de Cocoon bien entendu. Cependant, mon album commence par un décès, tout le long est teinté d’histoires, de sentiments et d’émotions assez noires et qui, petit à petit, retrouve la lumière, avec la vie. Je cherchais à aller au bout de mon concept qui existe depuis 2006 quand même. C’est pour moi, l’album le plus abouti. Dans le sens où le son est plus travaillé que jamais, chaque mot est pesé et c’est surtout celui dont je suis le plus fier sur tous les plans. C’est le projet le plus humain et vivant que j’ai jamais fait.
"Même si mes idoles et les gens que j’admire ont tous un côté un peu ‘fêlé’ et morbide, j’y vois la lumière."
En opposition avec sa genèse et sa fabrication, cet album est plein d’apaisement. Les mots bruts sonnent également très doux parce qu’ils sont plus justes que jamais. C’est un album finalement fait de contradictions poussées dans des contrastes très forts. Est-ce que ce n’est pas ça le secret d’une musique humaine ?
Je reviens à Miyazaki, parce que c’est un des artistes qui m’inspire le plus. Dans tous ses films, il y a plusieurs ambiances, parfois totalement opposées. Par exemple, dans Mon Voisin Totoro, tu as cette énorme bestiole mignonne, et en filigrane tu as la mère à l’hôpital, malade, et tu ne sais pas si elle va s’en sortir ou non. Donc tu es bercé entre la magie d’un côté avec ces Yokai fantastiques, et la réalité brutale de voir un être cher partir. J’ai toujours eu de la fascination pour la capacité de ce réalisateur à raconter des histoires de cette façon. J’ai cherché à faire pareil, humblement, avec What We Leave Behind. Avec le titre “Destruction”, je parle de la santé mentale de quelqu’un qui a m’a élevé et qui compte énormément à mes yeux. J’évoque ce que cela a cassé dans notre relation. J’y parle aussi de ce que vit la personne malade, mais aussi de ce que traversent les personnes accompagnantes. A l’inverse, avec “Creation”, je raconte comment le processus de créer quelque chose est salvateur pour moi. C’est en fabriquant, en me posant des questions, en allant chercher le nouveau que je me place en permanence dans la vie malgré toutes les épreuves. Je suis quelqu’un de foncièrement positif pour cette raison que j’aime créer depuis toujours. Même si mes idoles et les gens que j’admire ont tous un côté un peu “fêlé” et morbide, j’y vois la lumière. C’est en ça que Miyazaki me plaît tellement, je crois que, comme moi, c’est quelqu’un qui aime la vie. Et, c’est pour ça qu'il fait exister tous ces contrastes avec un équilibre et un art incroyable ; que j’espère avoir trouvé dans ce nouveau projet.
Pour parler du projet, vous dites : "Je me suis rendu compte que ma passion pour la musique urbaine s’était éteinte et que la pop moderne ne me faisait plus grand-chose". Qu’est-ce que ces musiques, qui ont fait votre identité, n’ont plus ?
Ça me tue de te l’entendre dire. Je pense que pour la pop moderne, c’est beaucoup dû à l’IA. Je n’entends que ça, il n’y a pas d’instrument, ce n’est pas un son tangible. Il y a un lissage global dans le style et la forme. Pour l’urbain, c’est surtout au niveau des messages et des mots que j’en ai assez... C’était bien pendant un temps, mais là, c’est trop. Ça devient de la caricature et des clichés. Certains artistes arrivent encore à m’inspirer avec les paroles, par exemple Orelsan et Vald, ça écrit comme jamais ! C’est d’ailleurs, pour moi, les meilleurs paroliers qu’on ait actuellement. Bien entendu, je ne dénigre absolument pas cette nouvelle vague. Je crois surtout qu’il faut autre chose. Retrouver un chemin de création différent qui ne proposerait pas forcement des “banger” consommables, mais plus des morceaux qui demandent de se poser pour prendre le temps.
Ce nouvel album commence par : "Je suis le genre d’homme qui a abandonné", et se finit par : "Je veux être heureux". Quel message voulez-vous transmettre, et partager au public ?
Après mon burn-out, je me souviens que j’étais dans mon jardin, un peu dans le gaz, à regarder des enfants jouer. J’avais, à ce moment-là, “Human Race” qui m’est arrivé en tête. Dans mon studio, j’ai commencé à la composer. C’est à partir de là que j’ai commencé à assumer ce que je vivais. Cette acceptation m’a libéré et je me suis tout autorisé artistiquement. Mais aussi, d’aller mieux en tant que personne. Le milieu de la musique est éprouvant émotionnellement et nerveusement. Tu oublies, dans ce monde, de prendre soin de toi. Aujourd’hui, je sais que je ne ferais pas cette même erreur. Parce qu’au final tu es étiré à l’extrême de tous les côtés…forcément à un moment donné ça casse, c’est à ce moment que ça devient dangereux et que tu plonges sans voir la lumière, alors qu’elle est bien là finalement. What We Leave Behind me ramenera toujours à ce constat. Je crois que c’est aussi beau de me dire que grâce à la musique j’ai pu m’en sortir.
"J’ai appris à ‘abîmer’ mon son, l’imprégner littéralement de cicatrices, pour ensuite chanter dessus."
Là où beaucoup recherchent la perfection, vous traquez l’accident dans votre composition : cassettes passées au four, bandes refroidies au frigo, laissées des heures au soleil, jetées du haut d’un balcon pour voir comment le chaos redessine la musique. Qu’est-ce que tu as appris en laissant une place à cet aléatoire maîtrisé ?
Aujourd’hui, ce que j’écoute ce sont les disques des 40 ans de mes héros, ceux que j’ai pu déjà citer, mais aussi David Bowie, Paul McCartney ou Bon Iver. J’y ai trouvé un point commun au mien, c’est un apaisement, une acceptation de qui ils sont, une liberté artistique parce qu’ils ont eu un succès jeune. Celui qui m’a le plus inspiré, qui m’a accompagné pendant toute l’écriture de ce projet c’est Bob Dylan. C’est vraiment un maître à la De Vinci. Personne ne fait des chansons comme lui musicalement. Côté paroles, il dit en une phrase ce que je dis en deux chansons, c’est une merveille ! Ça m’a donné beaucoup de courage pour oser tenter de faire comme lui, et comme tous ces monstres sacrés. Ça s’est matérialisé directement dans ma façon de composer. J’ai brûlé des cassettes, j’en ai mis en congélateur, j’en ai laissé dans la neige, j’ai effectivement pensé à jeter par la fenêtre une cassette en priant que l’enregistrement soit réutilisable, mais je n’ai pas osé le faire encore. [Rires] J’ai appris ensuite à composer avec ce que j’avais. Je ne pouvais plus revenir en arrière. Et je ne voulais pas enregistrer un nombre incalculable de fois jusqu’à me dire : “C’est ce que je veux”. Je voulais mettre les mains dans le cambouis et laisser vivre la musique. J’ai appris à “abîmer” mon son, l’imprégner littéralement de cicatrices, pour ensuite chanter dessus. Parce qu’en réalité, c’est comme ça qu’est la réalité : tu ne peux vivre les choses qu’une fois, et il faut apprendre à en tirer le beau et le bonheur. Voilà ce que j’ai appris. Voilà pourquoi l’album débute par : “Je suis le genre d’homme qui a abandonné” et finit par : “Je veux être heureux”.
Avec ce projet, on sent que la mise en scène n’aura rien à voir avec ce qu’on peut connaître de vous. A quoi peut-on s’attendre en live avec cette évolution de Cocoon ?
Déjà, je vais arrêter les chants en duo ou à plusieurs. C’est une démarche que j’avais débuté avant Where The Ocean Ends. Que j’ai renouvelé avec Welcome Home, notamment en composant avec un gospel à New York. Je pense que cet aspect doit rester au passé. De plus, à mon sens, il n’y a rien de plus ennuyeux que le sempiternel batteur, basse, guitare, chanteur qui reproduit l’album sur scène. Je veux donner une vraie proposition scénique. Je pense, par exemple, à prendre du temps pour créer un son avec le public avec du matériel que j’ai utilisé pour composer l’album. Sans tomber dans la conférence TEDx, mais j’ai envie de la jouer Steve Jobs ludique. [Rires] En fait, je veux parler avec le public et rencontrer les personnes qui prennent le temps de venir me voir. Prendre le temps de créer un lien et un vrai souvenir ensemble. Sans perdre l’âme de Cocoon, je veux explorer plus de facette de ce qui compose ce son avec les publics.
"Je parle beaucoup des couloirs de l’industrie musicale parce que c’est principalement là qu’il faut esquiver le plus de choses."
Que faut-il esquiver dans la musique pour vous ?
Il faut esquiver de dire “Oui” à trop de choses qui te placent dans une position de subordination. J’esquiverais principalement ça, que tu sois artiste, producteur, manager ou quel que soit ton travail dans l’industrie musicale. C’est d’une dangerosité incroyable ! Je pense aussi qu’il faut éviter d’oublier que ça doit être l’art qui doit primer avant tout. C’est ce qui donne un sens et une raison de se lever sincèrement. Il y a tellement de choses, je crois qu’il faut esquiver, comme d’avoir qu’un seul avis. C’est une grave erreur de ne pas demander un second regard sur une musique, un choix, ou même un contrat. Par exemple, dans beaucoup de Major, on attend que ta chanson devienne virale pour travailler avec toi. Sauf que ça ce n’est pas développer un artiste. Heureusement, maintenant, les jeunes artistes connaissent ce système et ils se structurent par eux-mêmes avec des personnes de confiance ; ils sont autosuffisants et ça préserve la musique qu’ils souhaitent proposer. Je te parle beaucoup des couloirs de l’industrie musicale parce que c’est principalement là qu’il faut esquiver le plus de choses.
C’est quoi la musique pour vous ?
Ce n’est pas qu’un seul mood déjà. C’est une photographie. C’est une manière de survire. C’est aussi un art de vivre. Pour moi elle est une façon de laisser les choses derrière moi, What We Leave Behind. Je te parle en tant que créateur de musique. Je n’arrive pas à écouter en tant qu’auditeur, je suis obligé de décortiquer le son, comprendre sa fabrication et l’envisager sous un aspect technique. Je crois que c’est un souvenir également…c’est tellement tout la musique !
"What We Leave Behind", Mark Daumail.