INTERVIEW
Publié le
24 mars 2023
A seulement 24 ans, 73shot — Erwan Emonnet de son vrai nom — ancre son empreinte sur la scène photographique. D’A$AP Rocky à Orelsan, en passant par Freeze Corleone, les visages de la scène hip-hop et rap de l’époque ont laissé leur trace devant son objectif. Le jeune talent, déjà référence de la nouvelle génération dans son domaine, présente sa première exposition le temps d’un week-end, Place de Thorigny (Paris IIIe). En pleine préparation d’un projet créatif tourné vers des horizons plus lointains, il dévoile des portraits envoûtants réalisés dans des ambiances frénétiques. Retour sur trois ans d’images aussi spontanées qu’hyper soignées.
Vous avez commencé la photographie en autodidacte. Comment votre passion s’est-elle manifestée ?
Depuis mon enfance, je suis animé par l’art visuel en général que ce soit la photographie, le graphisme et même le dessin. Selon mes parents, j’ai toujours été l’âme artistique de la maison [rires], sauf que je ne l’avais jamais réellement exprimée. Le déclic est arrivé lors de la Coupe du monde 2018. On était sur les Champs-Élysées avec mes potes, et j’ai pris pas mal de photos que j’avais commencé à poster sur Twitter. Assez vite, ça avait bien pris. Ils m’ont poussé à acheter un appareil photo, mais j’ai mis beaucoup de temps à l’utiliser car c’est un objet qui prend de la place au quotidien par rapport à un téléphone. Je prenais des photos dans n’importe quelles circonstances, que ce soit quand on allait faire un foot, ou dans des parkings. En réalité, j’ai eu très vite confiance en mon art, je n’avais pas peur de poster mes photos sur les réseaux sociaux, et les retours étaient très encourageants. Puis, c’est allé crescendo. J’ai commencé à être appelé pour des shootings, les personnes voyaient que j’étais impliqué dans mon travail, me rappelaient ou me recommandaient, etc… Mais, j’ai énormément travaillé, je faisais tout ça en même temps que mes études et mon emploi étudiant. Quelque chose qui m’a beaucoup aidé dès le début, c’est qu’à aucun moment je ne me suis dit que je voulais en vivre, c’était une passion avant tout. Pendant un an et demi, tout s’est fait très naturellement, et je ne me suis jamais mis de pression sur la photo.
Comment avez-vous réussi à vous professionnaliser ?
Au moment où j’ai arrêté les études, mes parents m’ont soutenu, mais ils m’ont prévenu de ne pas arrêter pour ne rien faire de concret. Je me suis donc laissé un an pour voir où la photo allait me mener, et j’ai commencé à l’envisager comme si je montais ma propre entreprise. Je me suis professionnalisé, j’ai acquis toute une discipline personnelle et une vraie force de travail. C’était très dur, parce que même si mon entourage m’a beaucoup épaulé, c’était à moi d’assumer : si je n’allais pas à un shooting, personne n’y serait allé pour moi. Il fallait que je trouve mes propres contacts, que je travaille tous les jours même si ça ne me rapportait pas spécialement d’argent. Au cours de cette période, je me suis énormément aidé de mes anciens cours. J’avais fait un BTS en commerce international et un peu de communication, donc tout cet apprentissage théorique m’a servi pour me lancer concrètement. Le côté artistique a aussi beaucoup parlé et avec toute humilité, je savais que j’étais bon dans ce que je proposais, donc tout commençait à s’aligner...
Et la scène rap ?
Je suis un passionné de rap depuis petit, et l’idée de pouvoir intégrer ce milieu m’a énormément motivé. Tous ces artistes, j’allais à leurs concerts, et je me suis retrouvé sur leurs clips à faire des photos pour eux, ou à avoir des moments intimes avec eux en studio. En quelques mois, tout s’est enchaîné et j’étais dans une très bonne dynamique qui m’a poussée à continuer. Je ne m’en rendais pas forcément compte, mais j’ai aussi provoqué toutes ces opportunités en créant du contact, en postant mes photos sur les réseaux sociaux, etc…
"C’est important pour moi de marquer cette étape de ma carrière dans le rap, c’est symbolique, et c’est une sorte d’accomplissement personnel."
Mais vous n’avez pas fait que ça...
J’ai fait des documentaires, des publicités d’entreprise, des clips, des vidéos pour des banques, des shootings, un peu de DA, j’ai produit un projet, je fais une expo, l’édito d’un livre... Tout ça à 24 ans, je me dis que c’est fou ! Je me sens polyvalent dans le sens où j’ai essayé d’expérimenter plusieurs domaines au fil des années. Je me suis réinventé, je n’ai jamais dit « Non » à un projet dans lequel je n’avais pas spécialement d’expérience, comme les documentaires ou les vidéos d’entreprise, par exemple. A vrai dire, c’est un peu le nerf de la guerre d’essayer d’aller un peu partout. Le seul domaine dans lequel je sais que j’ai une grande marge de progression, c’est la DA. C’est quelque chose qui ne peut pas s’apprendre du jour au lendemain. Ça me fait rire quand je vois toutes les personnes qui se revendiquent comme tel sur les réseaux sociaux, je n’y crois pas.
Vous avez shooté de très grands noms, dont Booba, A$AP Rocky, Pop Smoke… Calibrez-vous votre objectif selon chaque artiste ?
J’essaie au maximum de ne pas changer ma vision. Techniquement, si on m’appelle, c’est qu’on aime mon art, ce que j’arrive à retransmettre derrière une photo. Par exemple, je fais très peu poser les personnes que je photographie, je cherche surtout à capturer des moments de vie, donc je ne me vois pas changer ma façon de travailler. Je m’adapte surtout dans la relation humaine que j’entretiens avec les personnes que je shoote, mais ma vision artistique ne change pas en fonction des rappeurs ou de leurs univers. Avec SDM, c’est différent. A force de travailler ensemble, c’est devenu un ami dans ce milieu, et j’arrive à m’adapter à lui parce que je sais ce qu’il aime maintenant.
Votre exposition traite-t-elle exclusivement de la scène rap ?
L’expo est 100% rap, à une photo près, celle du boxeur Ib Le Vrai. Ça me tenait énormément à cœur de la présenter parce que c’est une personne qui me supporte depuis le début. C’est important pour moi de marquer cette étape de ma carrière dans le rap, c’est symbolique, et c’est une sorte d’accomplissement personnel. J’ai vraiment construit cette exposition avec mes meilleurs amis, et mon collectif Dans Le Vrai - label créatif. La phrase de l’affiche — "Un jour ils comprendront ô combien nous sommes passionnés" —, est extrêmement parlante. Elle exprime tout cet amour et cette passion qui nous lie avec mon entourage ! C’est un moyen de profiter ensemble et non tout seul, parce que sans eux, je n’en serai pas là.
Sur l’affiche de votre exposition figure le mot "ENFIN". Il était temps pour vous ?
Il y a 2 ans environs, je devais faire une exposition, puis j’ai dû l’annuler une semaine avant malheureusement. Depuis, énormément de monde m’a demandé quand est-ce que je comptais la faire, et "ENFIN" c’est une façon de marquer cette longue attente pour le public, comme pour moi.
"J’ai voulu recenser tous les moments importants de ma carrière et de les mettre au mieux en avant."
Y a-t-il un fil conducteur pour cette exposition ?
Le choix des photos est assez chronologique, on retrouve mon premier shooting, des festivals, dont les Ardentes, beaucoup de photos de SDM parce qu’il est vraiment important dans ma carrière, quelques photos de Booba que je n’ai jamais sorties, etc... J’ai voulu recenser tous les moments importants de ma carrière et de les mettre au mieux en avant. Le but des photos est aussi de montrer les moments les plus intimes du rap, ceux dont tout le monde n’a pas accès, par exemple en studio ou en séminaire. Il y a plus de 70 photos et je les trouve toutes magnifiques ! C’est un beau cadeau personnel.
Êtes-vous préoccupé par le passage du digital au réel ?
Le but de cette exposition est de pouvoir rencontrer toutes les personnes qui me soutiennent donc j’ai vraiment hâte ! Depuis des années, elles m’encouragent sur les réseaux sociaux, mais je ne les ai jamais vues. Or, si j’en suis là, c’est en grande partie grâce à elles. J’ai forcément envie de remercier toutes ces personnes ! Quant au côté artistique, honnêtement, j’ai 100% confiance en ce que je vais proposer, je suis juste un peu préoccupé par rapport à l’organisation [rires]. En réalité, je suis sûr de mon karaté comme on dit.
Avez-vous un exemple de shooting marquant, avec des émotions intenses que vous avez capturées ?
Je pense que l’émotion découle un peu aussi de la photo en elle-même. L’exemple le plus concret reste en concert, puisqu’il n’y a pas d’acting. Le public, les artistes, les mouvements, l’énergie... Pour moi, c’est vraiment ce qui se retransmet le mieux. Je ne posterais pas une photo si l’émotion n’était pas présente, ou en tout cas le moins possible. J’étais au concert de Burna Boy l’année dernière et j’ai pris une photo sur laquelle il est de profil et ressort en vraie rockstar, il vivait le moment à fond ! Le show était incroyable, et le public bouillant. Il tenait sur une jambe, en position fléchie, et il hurle à travers son micro, le souvenir est mémorable ! Je trouve qu’à travers cette photo, l’émotion se reflète carrément !
Vous travaillez actuellement avec un jeune artiste, Elten. Concrètement, quelle est votre place dans ses projets ?
La relation personnelle avec Elten est très importante. On se connait depuis que j’ai 7 ans et on a vraiment grandi ensemble. Je sais qu’il rappe depuis très longtemps, mais il n’avait jamais sorti de clip. De mon côté, je voulais me lancer dans la vidéo, donc je lui ai naturellement proposé de travailler dessus avec lui, et un mois après on s’est lancés. Forcément, c’était notre premier clip à tous les deux, donc on n’avait pas beaucoup de confiance et nos attentes étaient un peu décalées de la réalité. Au fil du temps, l’équipe de travail s’est agrandie et on s’est dit que ce serait intéressant de prendre un artiste qui commence pour voir où est-ce que ça nous mènerait. Pour le projet "Autarcie", qu’on a sorti dernièrement par exemple, on l’a commencé en septembre, et je l’ai fait comme si on montait une réelle entreprise, avec un calendrier, du networking, de la relation presse, un business plan, une DA visuelle, etc… Ça a trop bien marché mais on a fait un travail monstre, comme si on était un label, mais à cinq [rires] ! L’idée, c’était de se dire qu’on était pros même si on était clairement débutants. Et à notre échelle on est vraiment fiers de ça.
A plus long terme, seriez-vous prêt à travailler avec d’autres jeunes artistes ?
Carrément, c’est une très belle expérience pour l’instant, alors pourquoi pas ?! J’aime bien faire des recherches pour tenter de trouver des personnes avec qui j’aimerais bien développer ce genre de projet et avoir un réel suivi. C’est aussi ce qu’on a fait avec mon collectif - Dans Le Vrai - et l’artiste Sonny Rave pour son séminaire, et c’était vraiment top ! Lancer un projet de A à Z ça me plairait beaucoup, c’est complètement différent mais ça permet aussi de réfléchir à plusieurs, de faire venir des têtes pensantes, et de ne plus rester seul dans son travail.
"Je n’ai aucun mal à refuser certaines opportunités si je n’ai pas confiance en la relation humaine que j’entretiens avec les artistes concernés."
A quel point l’humain est-il important à travers votre art ?
Je pense vraiment que je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un qui ne me correspondait pas humainement. Je n’ai aucun mal à refuser certaines opportunités si je n’ai pas confiance en la relation humaine que j’entretiens avec les artistes concernés. Mes amis sont les mêmes depuis des années, je travaille avec des personnes que je côtoie depuis longtemps, mon entourage m’a beaucoup aidé à développer ma carrière. Et puis je trouve que le feeling relationnel se ressent même sur une photo, donc pour moi c’est d’une très grande importance.
Souhaitez-vous photographier la scène rap à l’étranger ?
Je me suis souvent fait la réflexion, c’est vrai que j’aimerais bien découvrir de l’intérieur la diversité de la scène rap à l’étranger. Celles de Montréal, de New York, en Afrique, ou même en Corée, c’est vraiment fou, et il y a des choses à faire partout !
Êtes-vous fier de votre parcours ?
Aujourd’hui, j’ai 24 ans, je vais présenter ma première exposition, je m’apprête à sortir un projet confidentiel, avec toute humilité, je sais que je deviens une référence pour la nouvelle génération de photographes, je vis de ma passion, mes parents sont fiers de moi, je travaille avec des personnes qui m’ont moi-même inspiré. Honnêtement, oui, je suis fier de moi, je n’ai aucun doute là-dessus.
Qu’est-ce que S-quive peut vous souhaiter pour la suite ?
A court terme, que l’expo se passe bien [rires], qu’il y ait du monde, qu’on puisse kiffer tous ensemble, et que ça me fasse passer un cap ! A long terme, qu’on me découvre davantage sur des projets tournés vers le sport et les voyages et surtout que ça plaise autant !
Dernière question… Pourquoi 73shot ?
Ah, ça c’est secret [rires], ça cultive le mystère !
73 Exposition les 25 et 26 mars prochains Espace Thorigny Le Marais (Paris IIIe).