LES PLUMES
Alors que le gouvernement se dit "pleinement conscient" des besoins des personnes porteuses d’un trouble neurodéveloppemental (autisme en tête car ce handicap a gagné en visibilité ces dernières années) et étale fièrement son plan 2023-2027 pour un meilleur accompagnement, la réalité du terrain ne ment pas : foi d’autiste, ce sera un chantier pharaonique dont les échéances ne seront jamais tenues.
L’autisme n’est pas une maladie (cela ne se "soigne" pas), mais une différence : les connexions du cerveau se font d’une autre manière pendant la gestation. En bien ou en mal. Ses facteurs sont encore inconnus, cependant il semble y avoir une part génétique, qui ne fait pas tout. Il s’accompagne souvent de divers symptômes : plus grandes capacités sur des domaines, déficiences sur d’autres. Notamment des hyper ou des hyposensibilités sensorielles : la vue, le toucher, l’odorat/le goût, les textures, l’ouïe, la conscience des choses dans l’espace et la conscience de son propre corps. C’est mon cas, avec une audition très sensible et une olfaction fine, ainsi qu’une détestation pour les néons trop vifs et certaines matières au toucher. À côté de cela, j’ai une hyposensibilité proprioceptive : je n’ai pas d’équilibre, je me cogne ou n’arrive pas à attraper certains objets car j’évalue mal les distances.
L’autisme a tendance à être accompagné d’afflictions distinctes, génétiques ou acquises : trouble de l’attention et hyperactivité (TDAH), désordres alimentaires, troubles du sommeil, épilepsie… Ce qui complique la prise en charge dans une société où le corps médical "tronçonne" l’individu en plusieurs dizaines de spécialités, chaque docteur ne traitant que les conséquences visibles sur son secteur sans chercher si la cause peut émaner d’un autre endroit. L’autisme était d’abord classé de façon binaire : syndrome de Kanner (avec déficience cognitive, le sujet bave ou se cogne la tête contre les murs) et syndrome d’Asperger (sans déficience, mais pas obligatoirement avec de hautes facultés). Un ordonnancement devenu caduc, mais on continue à utiliser ces termes car ils sont plus rapides à dire que "autiste avec/sans déficience intellectuelle". Cette différence est renommée ensuite "troubles du spectre de l’autisme" (TSA), dans la mesure où elle s’avère très vaste : il y a une forme d’autisme spécifique par autiste, il ne s’agit pas d’une liste de cases qu’il faut toutes cocher pour être reconnu autiste. Chez les Asperger, ou "Aspie" pour les intimes, on constate souvent une sorte d’équilibre : plus les symptômes sensoriels d’un sujet sont envahissants, plus il aura tendance à bénéficier de hautes capacités cognitives.
"Ma différence m’offre un recul sur la plupart des situations – et disons-le, une vision du monde réaliste, c’est effrayant."
À ce stade, vous aurez repensé à Rain Man, qui est encore repassé fin juillet. En voulant mettre en avant l’autisme, ce film a causé plus de mal que de bien aux porteurs d’un TSA, car il a instauré des clichés durables. Cependant, il n’est pas entièrement faux. Il présente bien un Asperger à très haut potentiel, mais gangréné par ses troubles. Il illustre aussi deux facteurs récurrents dans l’autisme : une grande anxiété, puisque le monde extérieur agresse les sens, et le besoin de la réguler par des habitudes, en faisant toujours les choses de la même manière et aux mêmes dates ou heures (des rituels pour structurer le temps et endiguer ce stress).
L’imprévu terrorise l’autiste, de base, et cette nécessité de normaliser son quotidien l’y rend encore plus vulnérable. Mais elle reste indispensable, une soupape de décompression pour éviter d’exploser : malgré l’accompagnement, le taux de suicide chez les autistes est trois fois supérieur à celui de la population non autiste. Il faut savoir qu’un enfant sur 150 – ou 1 sur 100 selon les sources – naît avec un TSA, ce n’est pas anecdotique. Certains symptômes peuvent régresser (avec des programmes de rééducation et des thérapies innovantes) ou s’accentuer (en cas de harcèlement, par exemple) avec le temps ou les situations ; ils dépendent en partie de l’état psychologique de l’individu.
L’autiste est de plus en plus à la mode dans les fictions, que ce soit une série judiciaire coréenne, une série médicale américaine ou une série policière française. C’est de bon ton aujourd’hui, et on essaie d’éviter de reproduire le cliché de Rain Man, mais cela reste caricatural d’une autre manière. Les personnages y apprennent à valoriser leurs forces et à apprivoiser le monde en dépit de leurs troubles. À devenir "normaux" en se faisant amis et amours, ce que s’efforcent en effet de faire de nombreux autistes au quotidien, mais qui ne doit pas être une finalité en soi ; il y a une sorte de négation, paradoxale, des bienfaits de l’autisme. Et ce sont tous des génies considérablement marqués en retour, un autiste plus ordinaire (comme moi) n’attirerait pas les foules.
"Je m’enorgueillis aussi d’ignorer le mensonge. À côté de cela, j’ai parfois du mal à me considérer comme un être humain : comment ne pas se poser de questions en voyant les gens s’agiter pour rien, courir après l’argent ou le renom, sans cesse vouloir soigner les apparences, vivre pour leur travail sans passion ni créativité dans leurs temps libres ? Suis-je trop cash, sans filtres ? Oui : je suis autiste."
Comme illustré précédemment, le principal problème de l’autiste réside dans le rapport à l’autre. Il est d’ailleurs reconnu en tant que "handicap social" (pas mental dans le cas des Asperger, pas psychique comme peuvent l’être la schizophrénie ou la dépression), depuis 1996 seulement. Et la révolution ne s’est pas faite en un jour : passant des tests en 2004, je n’ai pas été détecté porteur d’un TSA, car à l’époque, l’autiste était encore limité aux cas extrêmes et caricaturaux. J’ai écopé d’un diagnostic erroné à la place, s’appuyant sur la partie visible de ma différence, et reçu durant des années un (maigre) accompagnement qui était inadapté à mes besoins.
Les difficultés relationnelles d’un Asperger reposent sur quelques mots-clés : trop de franchise/pas assez de mensonge social (si vous arborez un vêtement moche et que vous demandez à quelqu’un si cela vous va bien, il répondra : "oui". Pas l’autiste.) ; une sensation de "décalage" dans la discussion : ne pas savoir ce qu’il convient de dire, ni où, ni quand, et l’obstination de revenir sur un thème tant que l’Aspie n’aura pas fini d’en parler. Surtout s’il s’agit de son intérêt spécifique : chaque autiste possède ou un plusieurs sujets pour lequel il entretient une passion "anormale par son intensité" (comme le formulent les manuels). Il la ou les creusera à l’extrême et aura du mal à converser d’autre chose.
Il y a aussi un sérieux problème, pour la personne, cette fois, et non pour son entourage, avec la crédulité. Un autiste ne concevant pas le mensonge de façon naturelle, il est facile pour les individus toxiques d’abuser de sa gentillesse. Surtout les hommes au sein du couple, car la pression sociale est très forte pour que les femmes ne restent pas célibataires (dans la population en général). En outre, les femmes autistes sont en grande majorité moins marquées que les hommes, ou arrivent mieux à glisser dans le moule, donc elles ont moins d’obstacles à la vie en ménage. La plupart du temps, d’ailleurs, elles ne sont pas diagnostiquées et ignorent leur différence. Ce sont des proies faciles.
Cela s’ajoute avec les difficultés récurrentes des porteurs de TSA sur le plan des émotions : mauvaise capacité à les ressentir, ou à les identifier. Les liens familiaux sont ainsi mis à mal, voire inexistants chez les autistes Kanner, tout comme l’amitié et l’amour restent des notions souvent abstraites. Dès lors, dans le cas d’un couple, un autiste peut s’engager ou demeurer avec une personne sans véritables sentiments mais en pensant en avoir, ou car il est socialement attendu de vivre à deux, ou parce qu’il ne se sent pas légitime à repousser quelqu’un qui – coup de chance ! – lui manifeste de l’intérêt.
"Si l’on pouvait choisir un endroit pour naître autiste, il ne faudrait pas sélectionner la France. Notre beau pays aux institutions sclérosées, sixième puissance mondiale, a quarante ans de retard sur les pionniers du domaine comme le Canada."
Si l’on pouvait choisir un endroit pour naître autiste, il ne faudrait pas sélectionner la France. Notre beau pays aux institutions sclérosées, sixième puissance mondiale, a quarante ans de retard sur les pionniers du domaine comme le Canada. D’ailleurs, il a déjà été condamné deux fois (en 2004 et 2014) par le conseil de l’Europe pour discrimination à l’égard des enfants porteurs de TSA, défaut d’éducation, de scolarisation et de formation professionnelle. Et pour cause : en France, seuls 20 % des enfants autistes sont scolarisés contre 80 % dans les autres nations développées. Toute la suite de mon propos parlera des autistes (anciennement) Asperger, les évènements se présentant différemment pour un autiste avec déficience, pour lesquels les services étatiques peuvent moins de choses et qui sont pris en charge par des structures pour les handicaps lourds.
La France ne sait pas où sont ses autistes : on estime que 50 % des enfants et 90 % des adultes avec un TSA n’ont pas été diagnostiqués. En effet, les Centres Ressource Autisme (CRA) font toujours passer les enfants en priorité, avec une prévalence des petits sur les plus âgés, afin de pouvoir commencer l’accompagnement au plus tôt. Et ce suivi s’arrête souvent à la porte de l’école : il y en a peu dans la vie quotidienne, et il disparaît après le baccalauréat. De toute façon, il n’y a pas assez d’éducateurs, de médecins (orthophonistes soumis au numerus clausus, psychologues du développement pas instruits des connaissances modernes sur l’autisme) ou de structures pour les cas graves. Même les professeurs, durant leur formation, apprennent à détecter les symptômes "scolaires" de l’autisme (facilités de lecture, maladresse, etc.) en omettant totalement les sensibilités sensorielles et les difficultés relationnelles.
Sans oublier l’inadaptation du système pédagogique où seules les intelligences logico-mathématique et linguistique sont mises en valeur. Selon la théorie des intelligences multiples, on écarte donc en avançant dans le cursus obligatoire les intelligences musicale, visuo-spatiale (arts plastiques et déplacements), kinesthésique (EPS), naturaliste (comprendre le Vivant, prendre soin des autres êtres) et interpersonnelle (la communication, censée être innée). L’intelligence intrapersonnelle (la bonne représentation de soi et la capacité à réfléchir en fonction de ses vertus propres) n’est jamais abordée. Ce modèle met déjà en difficulté beaucoup d’élèves qui ne sont pas porteurs d’un handicap, et c’est pire encore pour ceux en ayant un.
"Je ne me reconnais pas dans la France qui m’entoure. Et cela, je n’ai pas l’intention d’y changer quelque chose. Le monde gagnerait à être un peu plus autiste !"
Vous vous plaignez de votre travail ? Imaginez une vie où vous êtes incapable de communiquer avec autrui, de plaisanter à la machine à café, d’intégrer le code vestimentaire de l’entreprise, de comprendre qu’on se sert de vous, de prendre des initiatives pour des tâches qui n’auront pas été clairement définies, de savoir quelles familiarités physiques ou langagières sont acceptables (permettant aussi de se prémunir contre le harcèlement), de supporter le bruit d’un open space. Ensuite, nous en reparlerons ! Le fait est que le secteur tertiaire est un véritable terrain miné pour les Asperger, or voilà des décennies que les gouvernements successifs ont transformé la France en pays du tertiaire, au détriment des secteurs primaire et secondaire où un autiste aurait été plus à son aise (mettre à profit un savoir-faire, observer des cycles routiniers, libérer son potentiel créatif, minimiser le volet social). Résultat : 80 % de chômage ou de postes précaires pour les porteurs d’un TSA.
Petit à petit, cependant, le monde de l’emploi apprend à valoriser les talents des autistes. Déjà, un Asperger permet de remplir le fameux plafond à 6 % de travailleurs handicapés, et ils demandent moins d’adaptations que d’autres handicaps. Ensuite, ils peuvent rendre de sacrés services. Parce que nous avons une vision centrée sur les détails au lieu d’une capacité à visualiser le décor dans son ensemble (une plaisanterie assez vraie dit qu’un autiste ne verra pas le dessin d’un tableau impressionniste mais uniquement des taches de couleur), on peut avoir besoin d’un autiste pour scruter une foule ou une pile d’objets, par exemple dans l’organisme d’un aéroport qui passe les bagages aux rayons X.
"Lâchez un autiste sur l’une de ses passions et il pourra y passer des heures sans compter, creusant jusqu’au moindre détail. Je connais un adolescent fan de mangas, qui a trouvé un correspondant au Japon et a appris le japonais, en quelques semaines, sans grand effort, uniquement pour échanger avec lui."
Les autistes ont aussi souvent un sens esthétique qui va sortir de la norme et, à l’heure où les entreprises recherchent de la créativité, c’est plutôt une bonne chose. On les caractérise également par leur faculté à compiler toute l’information, d’en tirer une synthèse claire et structurée, idéale en sciences ou dans le journalisme. Un Asperger travaillera avec rigueur, rapidité, et sera peu susceptible d’être influencé par le "facteur humain" – ce qu’on leur reproche dans certains emplois est une richesse dans d’autres.
Le métier parfait d’un porteur de TSA sera en lien avec ses intérêts spécifiques. Lâchez un autiste sur l’une de ses passions et il pourra y passer des heures sans compter, creusant jusqu’au moindre détail. Je connais un adolescent fan de mangas, qui a trouvé un correspondant au Japon et a appris le japonais, en quelques semaines, sans grand effort, uniquement pour échanger avec lui. Mais, dans tous les cas, le métier typique d’un Asperger épanoui est réalisé seul devant un écran. Même avec un accompagnement pour maîtriser une bonne et saine communication avec autrui, un autiste est vite fatigué ou a minima distrait par les interactions sociales et, puisqu’il a aussi besoin d’autonomie, travaille mal en équipe.
"Si cela a peu de chances d’arriver, j’espère au moins que, dans un avenir proche, les personnes porteuses d’un handicap pourront avoir leur place légitime dans la communauté. Ne plus en avoir honte, déjà. Et ne plus en souffrir."
L’accompagnement des porteurs de TSA est en hausse croissante, souvent avec une nouvelle spécialisation ajoutée dans des structures consacrées au handicap au sens large. Mais cela prend du temps et, si les financements viennent bien des organismes publics, cela répond plus à une volonté indépendante de chaque établissement qu’à des consignes nationales. Récemment, j’ai témoigné de mon parcours devant des éducateurs d’une institution qui accueillait les enfants autistes depuis moins d’un an, et ils ont reconnu que je leur ai enseigné des choses. Cela n’aurait pas dû être le cas, si l’État avait adopté les mesures adéquates quand cela s’est avéré nécessaire. C’est cependant une bonne nouvelle : grâce à divers professionnels, les autistes peuvent espérer apprendre à communiquer, à ressentir, à écouter leurs propres limites au lieu de s’efforcer de suivre les attendus, à affiner leur motricité, à devenir autonomes… Cela fait partie des droits inaliénables de tout porteur d’un handicap.
Comment vois-je les choses ? Je suis plutôt fier d’être ce que je suis, malgré les difficultés. Ma différence m’offre un recul sur la plupart des situations – et disons-le, une vision du monde réaliste, c’est effrayant. Lorsqu’on peut relever les dysfonctionnements des régimes politiques et des systèmes de pensée dans tous les pays, le futur est sombre. Je m’enorgueillis aussi d’ignorer le mensonge. À côté de cela, j’ai parfois du mal à me considérer comme un être humain : comment ne pas se poser de questions en voyant les gens s’agiter pour rien, courir après l’argent ou le renom, sans cesse vouloir soigner les apparences, vivre pour leur travail sans passion ni créativité dans leurs temps libres ? Suis-je trop cash, sans filtres ? Oui : je suis autiste.
Je me flatte enfin d’être assez imperméable aux avis extérieurs. Certes, ce n’est pas toujours une bonne chose ; néanmoins, cela m’insensibilise aux influenceurs de la société de consommation, aux médias volontairement alarmistes, aux promesses truquées des politiciens (l’idée que tous ces gens mentent ne m’est pas venue naturellement mais, une fois qu’on le sait, on l’accepte sans mal). Non, je ne me reconnais pas dans la France qui m’entoure. Et cela, je n’ai pas l’intention d’y changer quelque chose. Le monde gagnerait à être un peu plus autiste !
Si cela a peu de chances d’arriver, j’espère au moins que, dans un avenir proche, les personnes porteuses d’un handicap pourront avoir leur place légitime dans la communauté. Ne plus en avoir honte, déjà. Et ne plus en souffrir. L’autisme apparaît de plus en plus sur la scène publique, ce qui titille les consciences : Josef Schovanec, génial philosophe et animateur de radio ; Paul El Kharrat au jeu Les Douze coups de midi, que l’on a poussé à écrire un livre et maintenant chroniqueur dans les médias (j’apprécie beaucoup ce garçon mais je déplore son parcours car, selon moi, on l’a transformé en un phénomène de foire) ; Julie Dachez qui a raconté sa vie dans une bande dessinée et intervient désormais pour sensibiliser l’auditoire à l’autisme, son "intérêt spécifique" ; l’humoriste Florence Mendez, capable d’une formidable autodérision et de caricaturer ses réactions autistiques ; plus anciennement la professeure américaine Temple Grandin et ses autobiographies. Mais je n’en ai pas encore vu dans les ministères et les institutions, là où il y a une minuscule chance de faire évoluer les choses…
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