INTERVIEW
Publié le
21 octobre 2021
Natalia Vodianova, Kate Moss, Saskia de Brauw, Naomi Campbell, Guinevere Van Seenus… Élevées au rang d’icônes de mode, ces mannequins ont façonné leurs carrières grâce à des clichés emblématiques réalisés par des maîtres de l’image. Paolo Roversi est l’un d’entre eux. Plus qu’un photographe de mode, l’artiste italien, en éternelle quête de beauté, est aujourd’hui une légende vivante. Modernes, intemporelles et poétiques, ses photographies instinctives ont fait le tour du monde à travers des parutions prestigieuses et des projets artistiques mémorables : Vogue Italie, Another, le calendrier Pirelli (2020), la série de photos avec la chanteuse Rihanna pour son album ANTI (2016)… Attaché à l’idée de transmettre son art et sa foi photographique, Paolo Roversi préside régulièrement des concours qui célèbrent la jeunesse créative. A la suite de sa présence au prix Picto, S-quive s’est rendu au fameux Studio Luce dont le portraitiste a fait la renommée. Rencontre.
Le regard bleu, la gestuelle élégante et la verve italienne remplie d’esprit, Paolo Roversi est assis sur la terrasse confortable et chaleureuse au premier étage de son Studio Luce ("Lumière"). Enthousiaste et curieux, l’artiste originaire de Ravenne fait souvent référence à sa ville natale lorsqu’il aborde les prémices de sa carrière photographique. Véritable passionné de l’image et de l’humain, il s’attache aux émotions et à la vulnérabilité de ses sujets dont il fait le centre de ses projets. A 74 ans, cette envie constante d’émerveillement anime toujours celui qui a sublimé les plus grandes figures de la mode.
C’est dans ce studio photo que vous avez photographié les plus grands mannequins et les plus grands actrices… A chaque fois, c’est une "première fois" pour vous ?
Ce n’est pas une première fois dans le sens où j’utilise mon expérience précédente pour faire toujours mieux mais ce sont des émotions différentes, des rencontres différentes, donc oui dans ce sens c’est une première fois.
Parfois, vous avez dit "On ne prend pas une photo" mais "On donne une photo" … Qu’est-ce que ça signifie ?
Ce n’est pas "parfois", je le dis tout le temps ! [Rires] Je pense que lorsqu’on fait une photo, on ne prend pas quelque chose de l’extérieur pour l’amener dans l’appareil. Je pense qu’on prend quelque chose de l’intérieur et qu’on l’amène à la lumière. Je pense que les photos sont en nous et qu’on les fait sortir. Nous portons déjà nos images en nous et c’est en ce sens-là qu’on les donne.
En 1971, c’est le directeur artistique du magazine Elle, Peter Knapp, qui vous a encouragé à venir travailler ici, à Paris. Vous pensez qu’il était plus simple de se faire une place dans la photographie à l’époque ?
Non je pense que c’était aussi difficile que maintenant mais c’est toujours une question de chance, de rencontre… Il y avait sûrement moins de jeunes photographes mais il y en avait tout de même beaucoup. Quand je faisais l’assistant de Peter Knapp, il avait déjà trois ou quatre assistants. Je n’étais pas le seul du tout !
"J’isole mon sujet du reste du monde, je le fais devenir le centre du monde."
D’ailleurs, expliquez-moi votre envie de devenir photographe ?
Lors d’un voyage en Espagne, je devais avoir 18 ans, et j’ai fait des photos comme un touristes quelconque. A l’époque, j’écrivais des poèmes, j’étais poète entre guillemets bien sûr, et j’ai compris en faisant ces photos de voyage que la photographie pouvait être fort poétique aussi autant que la parole. C’est comme cela que je me suis rapprochée de la photographie.
Vous préférez que l’on vous définisse comme un photographe de mode légendaire ou un portraitiste de renom ?
Il y a beaucoup de photographes de mode qui n’aiment pas justement être appelé "photographe de mode" car ils trouvent cela très péjoratif. Moi, ça ne me dérange pas du tout d’être classé comme photographe de mode car ce n’est pas facile. Être appelé "photographe de mode légendaire", comme vous dites, c’est magnifique. C’est déjà une grande médaille et c’est un titre que j’aime bien ! Et "portraitiste de renom", j’aime bien aussi… Je prends les deux alors ! [Rires]
"Le noir et blanc, c’est aussi la soustraction de la couleur et des fois ça me plaît beaucoup plus."
Souvent le titre de portraitiste ressort davantage. Vous pensez mettre plus en avant votre sujet que son vêtement ?
Non, je pense que dans la photographie de mode, il y a deux sujets justement : le vêtement et la personne qui le porte. C’est l’échange entre ces deux sujets, ce double portrait qui fait la magie de la photo de mode. Pour moi, la photographie, c’est toujours un portrait : si je prends en photo une plante, c’est le portrait de cette plante, si je prends en photo un journal, c’est le portrait de ce journal ou si je prends en photos un olivier, c’est le portrait de cet olivier. J’isole mon sujet du reste du monde, je le fais devenir le centre du monde et c’est un vrai vis-à-vis pour moi, un vrai face-à-face avec mon sujet.
C’est difficile pour un portraitiste de vivre au temps du Covid, rempli de visages masqués ?
Oui mais c’est difficile pour tout le monde.
Mais j’imagine que vous avez une plus grande sensibilité aux traits du visage que la plupart d’entre nous…
Oui mais, vous, je vous ai rencontrée avec un masque ! On voit les yeux, c’est déjà beaucoup ! [Rires]
"Je suis un grand nostalgique, ça c’est sûr et certain, un nostalgique légendaire !"
Vos clichés iconiques sont en noir et blanc… Vous êtes un nostalgique ?
Je suis un grand nostalgique, ça c’est sûr et certain, un nostalgique légendaire ! [Rires] Je pense que le noir et blanc ne vient pas du côté nostalgique, je pense que cela vient d’une façon de réduire la photographie à quelque chose de plus intime, plus direct. Je dis toujours que je veux enlever le maximum, je parle de photographie soustractive. Je soustrais toujours plus de chose que j’en ajoute. Le noir et blanc, c’est aussi la soustraction de la couleur et des fois ça me plaît beaucoup plus.
Les polaroïds ont forgé votre légende. Qu’est-ce qu’un "Paoloroïd" a de plus qu’un polaroïd ?
Un "Paoloroïd", c’est un polaroïd fait par Paolo. Qu’est-ce qu’il a de plus ? Il est fait par Paolo ! [Rires]
Donc ça change tout… !
Oui vous avez la réponse ! [Rires]
Qu’est-ce que vous esquivez le plus dans votre travail ?
La nuit. Mais comme dans la vie parce que j’aime bien être stimulé, excité, enthousiasmé, émerveillé. Je suis très curieux.
Les mannequins et artistes que vous photographiez ont toujours cette émotion singulière dans le regard, cette fragilité unique. Comment expliquez-vous ce lâcher-prise ?
C’est ma façon de travailler. J’essaie de faire sentir à mon sujet qu’il est le centre du monde et je l’amène dans un état où je ne lui laisse pas la possibilité de se distraire par quoique ce soit car je suis très concentré sur lui. Il y a cette concentration réciproque très forte et à un moment, ce regard ne va plus vers l’extérieur mais vers l’intérieur et c’est là où moi je fais "Clic" et : "Paoloroïd" ! [Rires]
"Maintenant on communique plus avec les images qu’avec les mots. Mais ce que je regrette un peu, c’est qu’il y a beaucoup d’analphabètes dans ce langage des images."
Être photographe, c’est aussi être psychologue ?
Oui absolument. Il y a une partie psychologique très importante. Les photographes, à travers leur shooting, voient beaucoup de choses. Plus que si un sujet est allongé sur un lit peut-être. [Rires] Cela passe par le regard, par les sensations, par les réactions. On voit beaucoup de choses à la façon dont une personne se tient devant l’objectif par exemple.
En 2020, vous avez immortalisé les clichés du calendrier Pirelli, baptisé "Looking for Juliette", clin d’œil à la pièce de théâtre de Shaskespeare, "Romeo et Juliette". Pourquoi ce choix ?
Comme on m’a dit que j’étais le premier italien à faire le calendrier, j’ai cherché un thème italien. Je me suis tourné vers Shakespeare et j’aimais bien ce sujet parce que c’était une histoire d’amour, ça parle de la femme idéale qu’est Juliette. J’ai inventé l’histoire "Looking For Juliette", j’ai imaginé que le metteur en scène faisait un casting pour le personnage de Juliette. Donc c’est l’histoire d’un casting en fait ! [Rires]
Quel est votre plus beau souvenir photographique ?
Je crois que c’est le premier tirage que j’ai fait dans ma cave, à Ravenne, quand j’avais 18 ans. J’ai passé la nuit à faire le tirage d’une image que maintenant je ne montre à personne parce que j’en ai honte ! [Rires] A six heures du matin, après avoir travaillé toute la nuit, je suis monté dans ma chambre, je l’ai accroché sur le placard en face de mon lit, je me sentais le plus grand photographe du monde et c’était horrible ! [Rires]
"Je trouve que c’est très important de transmettre aux jeunes ma passion, ma religion et crédo photographique, ma foi dans la photographie."
Vous l’avez encore ?
Bien sûr mais je ne vous le montre pas !
Aujourd’hui, certaines campagnes de pub sont réalisées à l’iPhone. Les nouvelles générations se prennent constamment en photos avec leurs téléphones. Vous pensez qu’il peut être un digne remplaçant de l’argentique ?!
L’iPhone est un instrument d’image très fort et je pense que maintenant on communique plus avec les images qu’avec les mots. Mais ce que je regrette un peu, c’est qu’il y a beaucoup d’analphabètes dans ce langage des images. Il faudrait apprendre le langage de la photo dans les écoles comme l’écriture, la lecture. Pourquoi pas la photo alors que tout le monde se sert de ce langage pour communiquer ?
Vous avez été membre du jury au 35e Festival d’Hyères, vous avez rempli ce rôle au prix Picto cette année, dont un des prix à la clé était un workshop avec vous. La transmission de votre expérience avec la jeunesse créative est importante pour vous ?
Oui c’est très important. J’aime beaucoup aller dans les écoles, faire des workshops… Je trouve que c’est très important de transmettre aux jeunes ma passion, ma religion et crédo photographique, ma foi dans la photographie. Je trouve que c’est important de transmettre et d’essayer d’allumer cette flamme.
Créer des images inoubliables et donner encore davantage d’épaisseur à des mannequins et des artistes, c’est ce que vous avez fait tout au long de votre carrière. De quoi peut-on encore rêver quand on a shooté les plus grands ?
De rencontrer encore d’autres grandes personnes, on n’est jamais rassasié des rencontres. Parfois je vois même une personne dans la rue ou une actrice au cinéma que j’aimerais prendre en photo, ce sont des envies soudaines et rapides.
Que souhaitez-vous à S-quive ?
De transmettre beaucoup de bonnes choses aux jeunes et de leur apprendre à photographier ! [Rires] Je souhaite une longue vie à S-quive !