INTERVIEW
Publié le
14 novembre 2022
A tout juste 27 ans, la franco-sénégalaise Rachel Marsil dévoile sa première exposition personnelle à la galerie Cécile Fakhoury de Dakar (Sénégal), jusqu'au 25 novembre prochain. Intitulée J’aimerais me voir dans tes yeux, l’exposition rassemble des œuvres inédites aux couleurs chaudes et enveloppantes, réalisées pour la plupart durant l’été dernier : des peintures, des portraits brodés et des céramiques. Rencontre avec cette diplômée des Arts Décoratifs, qui vit et travaille à Paris.
Félicitations pour cette première exposition personnelle qui a lieu à Dakar. Comment s’est tissé votre lien avec la création artistique ?
Mon rapport à la création a débuté dans l’enfance, je dessine depuis toute petite et ma mère m’avait inscrite à des cours de dessin. Cela m’a permis de me distinguer de ma sœur jumelle. J'étais déterminée à exercer une profession dans le domaine de l’art, et plus particulièrement la mode. Comme beaucoup de petites filles nées dans les années 1990 j’avais, enfant, des carnets de mannequins dans lesquels je dessinais. Au lycée, j’ai suivi une formation en histoire de l’art puis je me suis inscrite à l’université un an avant d’entrer en prépa d’art. J’ai poursuivi avec un BTS en design textile à Lyon. Le textile m'attirait car cela évoquait la mode et je me suis rendue compte que les techniques m’intéressaient. Par exemple, lorsque je faisais de la danse orientale, je réalisais moi-même les costumes ! C’était avant même d’entrer en BTS. A l’époque, je travaillais sur la matière, je recréais du motif, avec l'envie de m’ouvrir à d’autres pratiques que le textile. J’ai été encouragée à explorer d’autres médiums comme la peinture. Je découvrais alors tous les corps de métiers artistiques. Si je me considérais comme designer au début, j’ai rapidement compris que je n’aimais pas que les casquettes soient définies. Je le pense encore puisque je suis à la fois peintre et designer et j'ai du mal à dire "je suis artiste" ou "je suis designer textile". Il faut déjà une certaine assurance pour se dire artiste ! C’est certainement plus facile quand on sort des écoles de beaux-arts. Après mon BTS à Lyon j’ai été admise aux Arts décoratifs dans la section "design textile et matière". J'y ai exploré le tissage, la maille, le jacquard, l’impression – on m’a laissé une grande liberté et j’ai été très bien accompagnée. C’est aussi à cette époque que j’ai découvert la designer et artiste Aïssa Dione.
"Aïssa Dione a rendu mon arrivée à Dakar plus douce, certainement car nous avons une histoire familiale semblable."
Je crois d’ailleurs que votre rencontre avec la designer, artiste et galeriste franco-sénégalaise Aïssa Dione a été un moment décisif dans votre parcours puisqu’elle a donné lieu à une collaboration et un séjour à Dakar. Pourriez-vous nous parler de cette rencontre ?
J’ai terminé les Arts déco en juillet 2021 et en octobre de la même année, j’ai atterri à Dakar pour faire un stage avec Aïssa. Je l’ai rencontrée via une amie et le destin a bien fait les choses. C’était tout un périple pour arriver à Dakar. J'ai travaillé avec elle pendant deux mois : je gérais la coordination avec l’usine où il y a les ateliers de tissages. Seuls les hommes tissent. Les femmes s’occupent de la comptabilité et de la relation client. Un pied à l’atelier, un pied chez elle, j’étais libre et polyvalente mais je n’ai pas eu de pratique artistique durant ce séjour. C’était ma toute première fois à Dakar, bien que je sois d’origine sénégalaise. Aïssa Dione a rendu mon arrivée à Dakar plus douce, certainement car nous avons une histoire familiale semblable. Nous avons une histoire en miroir, un lien qui s’est créé en plus du travail car elle comprenait l’importance de ce premier voyage dans ce pays avec lequel j’avais un rapport particulier. Je n'avais jamais rendu visite à ma famille. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, je n’étais pas du tout connectée au milieu de l’art contemporain pendant mon séjour, c'était un travail très artisanal. D’ailleurs, quand j’ai commencé à travailler avec la galerie Cécile Fakhoury (installée à Dakar, Abidjan et Paris) leurs équipes ne savaient pas du tout que j’avais fait ce stage chez Aïssa Dione.
Avant d’exposer à la galerie Cécile Fakhoury cette année, on vous a vu dans 100% L’EXPO à la Villette ainsi qu’à Abidjan, dans l’exposition Memoria au MuCat. Comment avez-vous vécu ces premières réussites ?
Mon entourage est bienveillant et mon travail a toujours été compris et apprécié. Les choses sont arrivées d’une manière assez fortuites et ont commencé par un message sur Instagram que j’ai reçu à propos de l’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire. Il s’avère que cette femme dont j’avais reçu le message était Nadine Hounkpatin, co-commissaire de l’exposition et fondatrice de l’agence The Art Momentum. Elle avait vu mon travail sur les réseaux sociaux et on a discuté ensuite de mon mémoire, suivi à l’époque par l’anthropologue Francesca Cozzolino. J’ai réalisé un travail à partir de mes photos de famille prises au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire. Elles ont joué un rôle dans ce que j’appelle "la renégociation" de mon identité. Ces moments de vie m’ont incité à me reconnecter à l’Afrique de l’Ouest et à débloquer mon rapport à mes origines. Nadine est donc venue voir mon travail à l’ENSAD, une installation nommée "J’imagine le soleil", également exposée à la Villette. Elle m’a ensuite invitée à participer à la deuxième édition de Memoria à Abidjan où j’ai justement présenté des toiles réalisées à partir de photos de famille.
"Paris est vaste, avec sa myriade de galeries et de collectionneurs, le marché est saturé pour les jeunes artistes. A Dakar, j’ai accueilli les ambassadeurs du Nigéria, de l’Allemagne et de la France dans mon exposition, du très beau monde. J'aurais eu moins d’opportunités en France."
Et puis il y a eu votre participation à une exposition collective de la galerie Cécile Fakhoury à Abidjan (About Now #2) qui présentait des artistes émergents d’Afrique et des diasporas. Comment cette rencontre avec la galeriste a permis d'aboutir à votre exposition personnelle ?
J'ai rencontré Cécile Fakhoury à Abidjan, où a elle ouvert sa toute première galerie. Mon portfolio est arrivé entre leurs mains et ils m'ont proposé de participer à cette exposition collective. Encore une fois, j’ai eu la chance que cette relation soit fluide dès le départ. Je crois au karma et aux énergies – même s’il m’arrive d’avoir le syndrome de l’imposteur, particulièrement face aux personnes diplômées des écoles de beaux-arts. Au printemps, la galerie m’a proposée ce solo show, et je dois dire qu’en arrivant à Dakar j’avais un peu peur. Je sais que j’arrive à Dakar mais Dakar ne m’attend pas ! D’autant plus que je n’ai pas de proches là-bas. Heureusement Delphine Lopez, directrice de la galerie Cécile Fakhoury à Dakar, a été géniale. Cette exposition, J’aimerais me voir dans tes yeux, est telle que je la conçois, un point d’échange et de communication avec les autres. Elle évoque les sentiments, la bienveillance. Je crois qu’elle a été bien reçue, le critique d’art Sylvain Sankalé est venu voir mon travail et en a fait un bon retour. Me présenter sur le continent africain avant Paris est plus stratégique. Paris est vaste, avec sa myriade de galeries et de collectionneurs, le marché est saturé pour les jeunes artistes. A Dakar, j’ai accueilli les ambassadeurs du Nigéria, de l’Allemagne et de la France dans mon exposition, du très beau monde. J'aurais eu moins d’opportunités en France.
Les œuvres présentées à Dakar ont pour la plupart été réalisées les mois précédents l’ouverture de l’exposition car je sais que vous teniez à proposer des œuvres inédites. Des portraits où l’on devine votre lien avec la photographie. Quel a été votre processus créatif une fois que la galerie Cécile Fakhoury vous a contactée ?
L’exposition est en effet constituée quasiment uniquement d’œuvres récentes, sauf trois toiles que j’avais réalisées lors de mon retour de Dakar l’an dernier. Je voulais absolument montrer ce que je fais actuellement, je ne me voyais pas montrer ce que j’avais déjà présenté ailleurs. J’aime parler du moment présent et d’ailleurs je peins le moment présent. Quand Delphine Lopez m’a proposé ce solo show, je venais de tomber sur une œuvre de Henri Matisse, une cheminée qu’il a peint pour les Rockfeller. C'est cette œuvre qui m’a donnée envie de me remettre à la peinture.
"Je vois une forme de thérapie dans l’acte de peindre."
La peinture me permet de représenter un sentiment en phase avec ce que je suis aujourd’hui et je vois une forme de thérapie dans l’acte de peindre. D’ailleurs il y a un fil conducteur dans mon œuvre, on reconnaît mes peintures à la forme des visages. Delphine Lopez l'a souligné dans son texte, il peut s’agir d’autoportraits. Cette exposition est dédiée à ma grand-mère, décédée peu de temps avant mon premier séjour à Dakar. J’étais très proche d'elle, qui adorait les fleurs et avait un magnifique jardin. J’ai également réalisé des cadres de perles, en référence aux couronnes mortuaires en perles de rocaille emblématiques des XIX et XXe siècles. C'est une belle attention pour rendre hommage aux défunts. Pour préparer cette exposition qui a débuté le 17 septembre, j’ai passé mon été à peindre dans mon jardin, à travailler la broderie au raphia. J’aime la nature sèche, les palmiers, la chaleur, les matériaux exotiques. Parmi mes grandes inspirations, il y a Matisse, Cézanne, Modigliani, Brancusi, Gauguin, le Douanier Rousseau, Baya, Kerry James Marshall, Lynette Yiadom Boakye et Henry Taylor. La photographie de mode aussi m’inspire. En ce moment, c'est la photographie de mode noire qui retient mon attention. On la retrouve par exemple dans le livre The New Black Vanguard, mais aussi des expositions marquantes comme Le modèle noir (Musée d'Orsay, 2019). Je crée notamment des portraits brodés, des scènes de marché qui représentent des moments de vie, de contact. La photo, je la laisse aux autres !
"Ce que je souhaiterais surtout, c’est faire une résidence, au Sénégal de préférence, mais toute l’Afrique de l’Ouest m’intéresse."
Après cette exposition solo qui termine en beauté l’année 2022, que pourrait-on vous souhaiter ?
J’aimerais continuer sur cette lancée, pouvoir vivre de mon art. Mon travail a été présenté par la galerie Cécile Fakhoury à la foire nigériane Art x Lagos à la rentrée. Je travaille également pour le styliste Jacquemus jusqu’au début de l’année 2023, mais ce que je souhaiterais surtout, c’est faire une résidence, au Sénégal de préférence, mais toute l’Afrique de l’Ouest m’intéresse.
Quels sont les artistes de votre génération dont vous appréciez particulièrement le travail ?
Il en a beaucoup dont j’apprécie le travail mais je citerai Alexandra Dautel, photographe et artiste. Elle a présenté May you continue to blossom à Arles et au Festival Circulation(s), un travail d’enquête sur le kibboutz comme utopie. Ensuite, Ladji Diaby, qui est diplômé des Beaux-Arts de Paris et utilise plusieurs médiums, de la photo à l’installation. Enfin, Roxane Mbanga, artiste multimédia qui vient de présenter à Londres une installation immersive nommée NOIRES. J’ai eu la chance de travailler avec elle en réalisant une tapisserie en mèche pour l’une de ses installations.
Rachel Marsil, J’aimerais me voir dans tes yeux, jusqu'au 25 novembre. Galerie Cécile Fakhoury, Rue Carnot X Béranger Feraud, Dakar, Sénégal
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