INTERVIEW
Publié le
5 avril 2023
Faire bouger les lignes d’un tableau autant que les algorithmes sur la Toile. Si l’art est, par essence créatif et novateur, son développement protéiforme sur la sphère numérique s’accélère. Passée par le monde du luxe et de la mode, Rachel Chicheportiche, présidente de la plateforme de vente en ligne d’art digital DANAE.IO, valorise les points de convergence entre le monde de l’art conservateur des galeries et celui qui se tisse par l’intermédiaire du Web3, de la blockchain, des NFT… Si toutes les formes d’art s’entrecroisent, DANAE.IO dévoilera demain une collection d'œuvres 3D inspirées de la pochette du dernier album du groupe français de trip hop Télépopmusik, Everybody Breaks The Line, sous format NFT. Rencontre avec une férue d’innovation profondément attachée à la création artistique.
C’est au cours d’un rendez-vous matinal prévu dans l’un des bureaux de DANAE.IO (Paris 1er) que la présidente de la plateforme de vente en ligne d’art digital, Rachel Chicheportiche, soulève les caractéristiques et les enjeux de la création numérique. L’occasion d’aborder le travail de la photographe afghane Fatimah Hossaini, qui présentait son travail dans la galerie en mars dernier ou les projets à venir d’une structure en phase avec son époque.
Vous êtes présidente de DANAE.IO. Si vous deviez présenter cette société en quelques mots…
DANAE.IO est une plateforme de vente en ligne d’art digital, dédiée essentiellement aux acteurs de l’art contemporain comme les galeries, les institutions et les artistes, et en direct aussi pour la scène émergente. Notre rôle, c’est d’accompagner ces acteurs de l’art vers l’utilisation et l’usage de cette nouvelle forme qu’est le NFT pour la création artistique. Nous sommes présents à la conception, à la production, à la réalisation, à la communication, au marketing et à la vente.
La transition entre l’ancien monde de l’art (les galeries) et le nouveau monde (les plateformes) est-elle si évidente ?
Non, elle n’est pas du tout évidente. Nous sommes face à un monde très nouveau et à un monde de l’art très conservateur. Le Web3 et la blockchain s’inscrivent quand même dans une dynamique de démocratisation et d’ouverture à tous, ce qui n’est pas absolument compatible avec la réalité du monde de l’art aujourd’hui. Ce sont un peu deux philosophies qui se heurtent. Et pour autant, la vision de DANAE.IO, c’est de trouver les points de convergence de ces deux mondes et de trouver un espace où, à la fois, la création, la curation, la qualité et la réalité du marché vont se retrouver.
Qu’est-ce qui vous a incité à vous développer dans ce secteur ?
Je suis avocate de formation. J’ai passé dix ans dans un grand groupe de Trading de matières premières, puis dix autres années à monter une société dans le luxe pour les accessoires de mode. Je l’ai quittée avant le Covid et ce qui m’a vraiment motivé avec DANAE.IO, c’est l’innovation et la curiosité de découvrir les nouvelles tendances et les nouvelles possibilités de créer. L’innovation, au sens large, appliquée à la création et à la culture, c’est ce que j’aime profondément.
"La création digitale est l’avant-garde de l’art contemporain."
Web3, NFT, Bitcoin, cryptomonnaie, Blockchain, Metavers… Pourquoi beaucoup n’y comprennent rien selon vous ? Voire ne s’y intéressent pas du tout ?!
Comme pour toutes les choses nouvelles, on a toujours du mal à s’y intéresser ! Et comme pour Internet il y a vingt ans, quelques mots, aujourd’hui, sont galvaudés. Ils font peur ou suscitent un degré de difficulté, alors qu’il n’en est rien…. Au final, ce n’est pas si compliqué et tout le monde finira par comprendre. S’y intéresser, c’est déjà creuser un peu mais malheureusement certains termes techniques arrêtent.
Si l’on en reste à ces trois notions : NFT, Web3 et Blockchain, qu’en diriez-vous ?
La base, c’est la blockchain. C'est vraiment la technologie innovante qui permet l’essor de tous ces nouveaux domaines d’application. C’est une chaîne globale sur laquelle sont inscrites des données. Cet enregistrement d’un fichier numérique sur la blockchain le rend unique. C’est ce que l’on appelle : le "Non Fungible Token", plus couramment : NFT. La création de ce Token inscrit sur la chaîne, ou "Minting", valorisera le caractère unique de ce Token et rendra donc un fichier informatique unique, alors que par nature un fichier est duplicable. C’est là où réside l’innovation technologique. D’autant plus qu’avec la chaîne, s’impose le caractère inviolable. Cela fait office de tiers certificateur sur tout un pan de l’économie.
Le NFT, c’est une application de la blockchain, c’est-à-dire qu’un fichier numérique devient unique par son inscription dans la chaîne.
Le Web3 est le monde créé à travers l’application de cette innovation à toute une audience. Le Web1 était une diffusion de l’information et de la donnée complètement statique. Sur le Web2, la donnée est devenue totalement interactive mais avec une centralisation importante. Le Web3 est un mélange du Web1 et Web2 car l’interactivité est vraiment la donnée majeure avec la spécificité que chacun peut se réapproprier cette donnée. Chaque communauté peut utiliser et monétiser sa donnée. C’est la vraie différence avec le Web2. C’est aussi pour cela que l’on appelle le Web3 : le business des communautés puisque chaque personne, suivie par une communauté, peut décider ce qu’elle souhaite faire avec cette dernière. C’est décentralisé.
"L’art digital est un renouvellement de la création."
La création digitale est vraiment l’avenir de l’art contemporain ?
Je pense que oui. Je crois que la création digitale est l’avant-garde de l’art contemporain car nous sommes et serons immergés par les aspects dynamiques de la création. Attention, l’art digital n’est pas nouveau ! Nous avons, par exemple, travaillé avec Vera Molnár qui est une des pionnières de l’art digital. Les artistes qui font de l’art numérique et de la vidéo, il en existe depuis très longtemps. La différence aujourd’hui, c’est la possibilité de le monétiser de façon différente, c’est-à-dire avec le caractère non reproductible du fichier. Ce qui change, c’est le titre de propriété et cette nouvelle possibilité d’acquisition du bien. Dans l’histoire de l’art, il y a toujours eu de nouvelles formes d’art justement — avec la sculpture, la photographie ou la vidéo —, et la blockchain va permettre un support différent, avec une matérialisation d’œuvres numériques qui se fera de façon autre. La création s’en empare déjà et je pense que les audiences et que les jeunes publics ont vocation à évoluer vers une consommation de l’art plus dynamique et plus interactive.
Tout ce dispositif numérique permet-il démocratiser l’art contemporain, souvent préjugé élitiste et donc peu accessible au plus grand nombre ?
En théorie, oui. En pratique, je crois que les collectionneurs les plus aguerris, et parfois les plus âgés, sont ceux les plus attirés par les œuvres numériques. J’étais à Art Dubai très récemment et à l’entrée du pavillon digital où on exposait l’artiste Solimán López, les visiteurs et les collectionneurs les plus anciens étaient les plus enthousiastes car ils ont apprécié cette nouveauté et cette différence inspirante. Finalement, qu’est-ce que l’art, si ce n’est le renouvellement permanent de la création ? Et l’art digital est un renouvellement de la création.
Comment détermine-t-on la valeur d’une œuvre sous forme de NFT ?
Le fait que ce soit sous forme de NFT n’a pas d’impact sur la valeur de l’œuvre. Elle reste déterminée par la rencontre de l’offre et de la demande du marché et de la cote. Il existe des plateformes qui proposent des artistes en direct aux collectionneurs, et finalement chaque acquéreur pourra déterminer l’offre car s’il y a un grand enthousiasme sur un artiste, il sera plus cher. A contrario, les artistes les moins achetés seront les plus abordables en termes de prix. Sur la partie : artistes en galeries qui font des œuvres numériques, existe toujours les données intrinsèques au marché de l’art qui sont le galeriste, la curation…
"Ce qui caractérise une œuvre sous forme de NFT, c’est l’œuvre, pas le NFT."
Effectivement, beaucoup d’œuvres sont vendues à des prix abordables. Est-ce que cela ne contribue pas à désacraliser l’idée même que l’on se fait d’une pièce d’art ?
Il y a toujours eu énormément d’artistes, de collectionneurs et de prix à tous les niveaux. Je pense que ce n’est qu’une application de ce qui existe déjà. Elle est peut-être appliquée à une audience plus jeune car cette barrière technologique fait que ce sont les jeunes gens qui sont amenés à déambuler sur les plateformes pour trouver des artistes qui leur parlent. Pour le reste, je pense qu’il y a toujours eu énormément de galeries qu’elles soient physiques ou numériques.
Je pense notamment à tous les propriétaires de chats amourachés de leur animal. Aujourd’hui, en termes de visibilité, aucun contenu ne rivalise avec des vidéos ou des photos de chats ! Récemment, une cartooniste de The New Yorker a même relevé ce succès à travers un dessin. N’importe quelle personne peut photographier son animal, faire un NFT et vendre la propriété sur cette photo à un autre utilisateur. Nous pouvons même imaginer que le prix de cette photo dépasse celui d’une œuvre plus institutionnelle… Les anonymes peuvent-ils rivaliser avec les artistes reconnus ?
Il ne faut pas s'y perdre. D'un côté, il y a la photo d’un chat, et c’est un vrai sujet car il y a beaucoup d’audience sur les chats [Rires] et de l'autre, une œuvre. Ce n’est pas la même chose. Le Web3 ne s’applique pas qu’à l’art mais à tous les sujets qui rassemblent une communauté autour d’un centre d’intérêts communs. Cela peut être le chat, une marque de luxe, une œuvre, une voiture, le cinéma, la musique, tout… C’est une des applications du Web3 et de la façon de créer ou de vendre un NFT. Ce qui définit l’art, c’est vraiment la valeur de la création artistique. Il est possible que certains NFT de tweets d’Elon Musk se vendent plus chers que certains NFT d’œuvres d’art… Ce sont deux choses complètement différentes. Mais le mot : "Non Fungible Token" recouvre uniquement l’outil et pas le contenu. On fait souvent un amalgame entre le contenu et l’outil. En réalité, ce qui caractérise une œuvre sous forme de NFT, c’est l’œuvre, pas le NFT.
DANAE.IO a récemment présenté le travail de l’artiste Fatimah Hossaini, photographe afghane publiée dans The Guardian, entre autres. Ses images étaient alors animées. Comment les artistes envisagent cette nouvelle création finalement, dont ils partagent l’affiche avec un motion designer… ?
Ce n’est pas vraiment "partager" car tous les artistes ont des Studios de création. Très peu créent seuls de bout en bout. Sur la conception et la réalisation, il y a une partie technique réalisée par quelqu’un d’autre mais sous les instructions de l’artistes avec son œil et sa perception du rendu. Ce n’est pas très différent de Yayoi Kusama qui a un grand Studio, aujourd’hui, qui réalise des œuvres en adéquation avec son univers. Développer leurs œuvres d’art de façon protéiforme fait partie du processus créatif aujourd’hui.
Auparavant, vous avez travaillé au côté du designer de mode Jérôme Dreyfus. Depuis plusieurs années, cette industrie s’ancre dans ce processus de collections virtuelles et de NFT, à l’instar de Dolce & Gabbana et sa capsule digitale "Genesi", des initiatives lancées par Guerlain ou Adidas, ou de Givenchy et l’artiste Chito, présentant des imprimés sous forme d’avatars… Est-ce que vivre avec son temps et être dans le coup aujourd’hui supposent obligatoirement d’inclure le virtuel dans notre quotidien IRL ("in real life") ?
Je pense que nous ne sommes obligés de rien. Vivre avec son temps, c’est aussi être perméable à la nouveauté. Pour autant, ceux qui y sont hermétiques continuent d’exister car il y a toujours une audience et des personnes qui n’aiment pas l’innovation, le progrès, le changement… C’est un choix personnel des artistes et des designers et il n’y a pas de chemin prédéfini. Dans le luxe, le Web3 et les NFT ont un bel avenir car on parle de communauté et celle constituée autour d’une marque, par ses codes, sa désirabilité, son envie de faire partie d’un certain club, s’applique totalement à l’utilisation du NFT.
"L’art contemporain, c’est aussi l’art d’être subversif, de faire bouger les lignes et de repousser les limites."
Les réac’ réfractaires aux NFT n’ont qu’à bien se tenir ?!
Je pense que les réac’ font aussi avancer les choses car ils questionnent donc font avancer le débat. Rien ne se fait sans challenge. Ils ont un bel avenir aussi car ils évitent, quelque part, un engouement trop fort ou une absence de réflexion autour d’une innovation. Je suis intimement convaincue que la clé de tout cela est la désirabilité. Elle est transversale. Elle n’est pas un support particulier. Cela s’applique à la mode, à l’art, à la littérature… Ce qui compte, c’est la volonté première, le moyen est secondaire. La différence est toujours le contenu.
Que peut-on "e-souhaiter" à l’art contemporain ?
Continuer à être subversif. Je pense que l’art contemporain, c’est aussi l’art d’être subversif, de faire bouger les lignes et de repousser les limites. Souhaitons-lui d’en être.
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