INTERVIEW
Publié le
4 octobre 2022
En s’associant au groupe 667, Luchino Gatti dévoile Nouveau Rap Mondial, son premier ouvrage photographique aux clichés ombrageux, à l’accomplissement artistique étincelant. Talent confirmé formé à l’École de la Cité de Luc Besson, cet ancien boxeur de haut niveau est l'auteur de plusieurs réalisations cinématographiques remarquables, dont PE$O et Le soleil de ma mère, documentaire immersif réalisé pendant la guerre en Arménie (2020). Artiste opiniâtre et solitaire, Luchino Gatti met à nouveau tout le monde K.O., excellant dans son art, au même titre que les protagonistes charismatiques de la scène rap. Rencontre avec celui pour qui le 667 méritait une trace indélébile.
Vous êtes passé par de nombreux corps de métiers et les notions de "travail" et "d’efforts" reviennent souvent dans vos productions. Faut-il être touche-à-tout pour proposer de la qualité ?
Je n’ai pas la prétention de dire que l’on doit travailler comme ça, je raconte juste la façon dont j’ai fait les choses. Quand on fait tous les corps de métiers, on passe nécessairement par le bas et on sait ce que ça demande en termes d’énergie ou de temps. Par exemple, sur les tournages de Besson j’ai fait pas mal de machinerie, ce qui demande de porter des charges lourdes. En tant que réalisateur, je sais qu’il y a un machino qui doit porter la caméra, et c’est beaucoup plus simple pour moi de m’adresser à lui parce que je sais ce qu’il fait. À mon sens, la qualité est surtout amenée par le contact humain, le confort de travail. Un tournage, c’est une sorte de microcosme avec beaucoup de personnes concentrées et énormément d’émotions. Si tout n’est pas bien géré, l’expérience et le résultat peuvent être mauvais. C’est une vision que j’essaie d’apporter dans l’art que je pratique.
L’année dernière, vous avez réalisé Hayastan, un recueil photographique dont le sujet traitait de la guerre en Arménie. Aujourd’hui, vous publiez Nouveau Rap Mondial, basé sur l’expérience d’acteurs de la scène rap. Comment s’est passée cette transition d’un point de vue humain et artistique ?
Je dirais, déjà, que l’approche documentaire est très technique à avoir parce qu’aller en Arménie en temps de guerre pour photographier une personne en pleurs, c’est très compliqué émotionnellement. J’ai assisté à certains enterrements, sans cérémonie ni sépulture, avec des familles accroupies autour d’un trou creusé par une machine, c’était intense. Dans ce genre de moments, tu te dis : "J’ai envie de sortir ma caméra". De façon directe, tu es avec les gens, tu ne peux pas. Certains pourraient mais pour moi, c’est impossible. Avec les gars du 667, c’était plus simple parce que je les connais depuis un petit moment. Ils sont très charismatiques, chacun avec sa propre personnalité, ce sont presque des personnages de film. Il faut être sensible à chaque sujet en photographie, et toujours faire passer l’humain avant tout, en le respectant, et en s’adaptant à la situation sur le terrain.
En sociologie, on parle de "neutralité affective". Rester proche de ses sujets sans trop s’investir, c’est nécessaire en photographie ?
Exactement ! À mon sens, un photographe est le téléspectateur d’une scène, il analyse tout ce qu’il se passe. En restant en retrait, il y a aussi cette idée de solitude : tu es le seul à savoir ce que tu fais, tu peux avoir raté une photo, les gens auront juste vu un flash. Au niveau de l’affect’, tout dépend de la sensibilité de chacun, je pense que c’est une question de fibre artistique.
"Le 667, c’est une grosse énergie. Je le dis dans l’introduction du livre. Ils sont nombreux, ils travaillent sans cesse et ça ne les effraie pas."
En matière de photographie, quelles sont vos inspirations ?
À la base, je suis réalisateur donc je m’inspire surtout de la cinématographie. En termes de cadrage, j’aime bien le cinéma du réalisateur japonais Akira Kurosawa. J’ai aussi beaucoup regardé le film Le Parrain. Quand je suis allé en Arménie, certains photographes étaient très talentueux, notamment Patrick Chauvel. C’est d’ailleurs l’un des premiers à m’avoir donné envie d’aller en Arménie. C’est un photographe de guerre, et en observant son travail et la façon dont il se détache de ce qu’il a vécu, j’ai été impressionné ! J’ai eu envie de vivre la même chose. Il y a aussi Adrien Vautier, avec qui j’ai beaucoup parlé. Mais honnêtement, c’est surtout ma mère qui m’a inspiré dans la photographie [rires]. C’est elle qui prenait toutes les photos de famille.
Comment définiriez-vous le 667 ?
Ce sont des complotistes ! [Rires] Disons le mot à la mode... Comment décrire le 667 ? Ils sont assez indescriptibles, chacun avec sa personnalité. Ils sont tous différents, mais gravitent autour du même noyau. C’est quelque chose de très puissant, qui prend énormément d’ampleur et qui est presque palpable physiquement en discutant avec eux. C’est une grosse énergie. Je le dis dans l’introduction du livre. Ils sont nombreux, ils travaillent sans cesse et ça ne les effraie pas. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai un très gros respect pour ce collectif.
Vous revenez souvent sur cette notion de "travail". Comment votre connexion s’est-elle faite ?
Oui, notre façon de travailler a facilité notre connexion. J’en connais certains depuis le collège, et de fil en aiguille, nos liens se sont tissés. Certains venaient à mes combats de boxe. Ils étaient d’ailleurs les seuls à être en retrait tout au fond [Rires]. Je me souviens qu’en allant les voir, ils dégageaient une présence. On se connaît depuis un moment, c’est incroyable.
Nouveau Rap Mondial, c’est un titre ambitieux. Qu’est-ce qu’il signifie ?
C’est une expression du Roi Heenok à la base. C’est lui qui a un peu conceptualisé cette expression. Ensuite, Freeze Corleone l’a reprise, mais il y a aussi tous les autres acronymes, LDO (Ligue des Ombres), MMS (Mangemort Squad), etc. Finalement, ce titre résume bien la mentalité complotiste du groupe, une mentalité à part. Mais pour moi, c’est ça aussi être un artiste : pouvoir se détacher de tout ce qui se passe, et se poser des questions concrètes.
Ils sont assez détachés, mais leur musique traite d’enjeux très actuels...
C’est vrai. C’est inspiré de tout ce qui se passe depuis des années finalement. Quand on creuse un peu, on a déjà certaines infos et elles sont très accessibles. Arte propose de nombreux documentaires sur BlackRock, etc. Ce n’est pas de l’ésotérisme, il s’agit de choses concrètes. Ça va un peu avec le Nouvel Ordre Mondial qui est en train de se mettre en place. Le discours que j’ai mis en bas sur les petites télés, c’est George Bush Senior qui parle ouvertement du Nouvel Ordre Mondial, c’est accessible à tous sur Youtube… Simplement, tout le monde n’en prend pas conscience. C’est toujours polémique. Je trouve que c’est le bon titre, parce qu’il n’y a pas de limites à ce que peut faire le 667.
"Le 667 méritait une publication qui tienne dans le temps."
Ce titre, c’est une façon de faire d’eux l’avenir du rap ?
Complètement, mais ils restent plutôt underground. C’est une façon de dire que ces mecs-là existent, un par un, et ce groupe mérite une publication qui tienne dans le temps. Ils ne sont pas tous aussi connus que Freeze corleone ou que Zuukou Mayzie, mais chacun est talentueux dans son registre.
Lors de vos précédentes réalisations, vous parliez de "messages à faire passer". Et avec Nouveau Rap Mondial ?
L’idée est de marquer une époque, de montrer qu’ils existent et qu’ils ont une place à part entière dans le paysage culturel français. À travers ce pop-up store, par exemple, on veut faire en sorte que cette culture soit accessible. On voit des enfants, des parents, des plus âgés, c’est ce qui nous importe. Je pense que le message, c’est surtout qu’il se passe quelque chose grâce au 667. Le fait que ce livre existe montre que c’est voué à durer. Le contenu de ce livre, on ne le retrouve pas sur les réseaux sociaux ou dans les clips. Il est unique.
Comment l’idée de produire ce livre vous est-elle venue ?
On en a très peu discuté. Certains n’étaient même pas au courant que je faisais un livre jusqu’à très récemment [Rires]. Certaines photos datent de 2020. Entre temps, je suis allé en Arménie et j’ai commencé à faire davantage de photos. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience qu’il fallait une trace du 667. Faire ce genre de publication, c’est aussi pour en propulser certains. En tant que fan de ces mecs-là depuis longtemps, je trouve que c’est un peu injuste que certains n’aient pas la reconnaissance qu’ils méritent. Il fallait rétablir la balance, donc on l’a fait nous-mêmes.
"Une chose que j’ai apprise avec le 667 est qu’il faut savoir mesurer la valeur de ce que l’on fait."
Il s’agit d’une production indépendante. Qu’est-ce que cela engendre ?
Le prix de 140 €, le public en a beaucoup parlé… Tout le monde ne comprend pas que TOUT a été produit de façon indépendante. Les affiches du pop-up store, mon père les a lui-même accrochées avec mon petit-frère. Le balai, c’est moi qui l’ai passé. On a tout fait seuls, ça n’a pas été simple. C’est d’ailleurs ce qui me relie aussi au 667. Eux aussi sont indépendants, et travaillent aussi dans la sphère de la culture. Dans le cinéma, c’est un peu plus compliqué car il y a de grosses sommes en jeu. J’ai réalisé PE$O en indépendant, mais je ne pourrai pas le refaire, c’était beaucoup trop dur. J’ai passé trois années dessus, j’ai quitté mon emploi, toutes mes économies étaient injectées dans ce film. Mon seul mot d’ordre était le travail, mais avec beaucoup de mérite après. C’est la manière dont j’ai toujours fonctionné, et les gars du 667 aussi. Le message, c’est aussi qu’il faut se lancer, ne pas avoir peur de tenter ses projets. Ça me fait penser à l’artiste Vivian Maier. Elle était baby-sitter et elle a fait des photos toute sa vie. Quand elle est décédée, elle a laissé une salle remplie de cartons de photos, et personne n’en savait rien. Aujourd’hui, le fait est qu’elle est devenue une figure emblématique de la photographie et qu’elle est exposée partout ! Une chose que j’ai apprise avec le 667 est qu’il faut savoir mesurer la valeur de ce que l’on fait. C’est pour cette raison que j’ai longtemps réfléchi au prix du livre, il faut savoir ne pas sous-estimer son travail : c’est une trace écrite qui restera dans le temps.
Le 667 est une organisation dont le mot d’ordre pourrait être le "symbolisme". Pour beaucoup, ce livre est considéré comme un réel objet d’art pour le travail qu’il a demandé, sa réalisation matérielle et surtout son caractère exclusif. Pour vous, c’était important de produire un objet d’une telle qualité ?
Je pense que c’est un bon moyen de se légitimer, même si je ne l’ai jamais vraiment réfléchi comme tel. Pour être honnête, c’est très compliqué d’être un artiste indépendant, qui fait des films soi-même. C’est très long de réussir à gagner sa vie comme ça. Un travail d’une telle qualité, c’est aussi une sorte de carte de visite. Ça m’a pris beaucoup de temps de le penser parce que je ne savais pas comment construire véritablement un livre. Je l’ai fait avec mon petit frère Angelo. C’est un graphiste qui a travaillé chez Louis Vuitton avec Virgil Abloh et beaucoup d’autres, mais il n’avait jamais fait de livre non plus. On l’a construit ensemble. On a contacté énormément d’imprimeurs et finalement, Media Graphic a bien voulu travailler dessus avec nous. Ils étaient très conciliants alors qu’on ne savait même pas comment tout allait se passer. Nous étions face à l’inconnu. On avait la vision du produit final, mais pas la façon dont on voulait y arriver.
A posteriori, vous en êtes satisfait ?
Je pense que oui, même si j’ai toujours un regard critique sur ce que je produis. Il est très bien comme il est. Je me suis dit que j’aurais pu attendre un peu, faire plus de photos, mais c’est exactement ce qu’il fallait, et au bon moment. Pour moi, tout se passe comme prévu...
Vous teniez à ce que cette interview se déroule ici, dans l’ancien bâtiment du Tati Barbès, un lieu emblématique du XVIIIe arrondissement de Paris. Pourquoi ?
Avant toute chose, merci beaucoup à Youssouf Fofana ! Depuis juin, je cherchais un lieu, j’ai fait beaucoup de galeries parisiennes, mais en termes de budget, c’était impossible. J’avais trouvé un beau lieu dans le Marais qui pouvait m’accueillir trois jours et on a commencé les préparatifs. Mon frère s’occupait de coller des affiches partout dans Paris, dont le XVIIIe. En voyant le projet, Youssouf m’a contacté et a proposé de nous accueillir. J’ai commencé par hésiter, puis en le rencontrant, le feeling est très bien passé, c’est un gars super ! J’ai découvert le lieu et en 15 jours, on a tout changé pour s’installer ici le temps du pop-up store. C’était très compliqué et ça nous a demandé un travail monstre, mais c’est incroyable. Ma grand-mère faisait ses courses au Tati Barbès et me dire qu’aujourd’hui, j’expose ici, c’est une belle façon de boucler la boucle ! Je me dis que mon frère n’y est pas passé là par hasard... Quand on est guidé par quelque chose, il faut juste y croire. C’est beaucoup d’investissement, mais encore une fois, tout se passe comme prévu... C’est une très bonne chose que ça se passe ici, c’est la légende !
En tant qu’artiste, c’est le projet dont vous êtes le plus fier ?
J’en suis très satisfait parce que je suis allé au bout de ce projet et j’ai énormément appris. Mais je pense que le projet dont je suis le plus fier reste Le Soleil de ma mère, c’est celui qui m’a changé personnellement.
Est-ce qu’on peut penser à une future réalisation cinématographique entre vous et le 667 ?
C’est possible ! Il me faut juste les financements, pour le reste, on s’occupe de tout [Rires]...
A qui voudriez-vous dédier cette production ?
J’aimerais beaucoup remercier Congo Bill pour sa confiance, et tout le 667 pour leur force et pour leur travail. Il y a aussi mon frère Angelo, sans qui je n’aurais sûrement jamais pu faire ce livre, et sans l’aide de ma famille non plus. Youssouf, et toutes les personnes qui m’ont aidé à mener à bien ce projet sont à remercier évidemment. Ceux qui en garderont la trace aussi...