MUSIQUE
Publié le
15 novembre 2022
Quelque part, il existe un monde au cœur duquel l’Homme n’est pas une définition intangible éditée par d’autres. Un monde au cœur duquel les lois ne sont pas imposées à coup de calibre 49-3. Un monde au cœur duquel la musique n’est pas une industrie de systématisation mercantile. Un monde au cœur duquel la société n’est une roue de moulin à eau qui tourne dans l’écoulement ininterrompu du temps que nous buvons avec avidité. Quelque part, dans l’avenir, il existe cet autre passé qui n’existe pas encore. Un présent qui cesse de se reproduire parce que l’Homme a arrêté de louer religieusement un mécanisme taylorien. Fort de distiller cette idée rationnelle, Sofiane Pamart œuvre à écrire une lettre à la société, qu’il pianotera ce 17 novembre dans l’intimité suspendu de la plus grande salle parisienne, l’Accor Arena. Un concert loin des standards, puisqu’il sera le premier auteur classique soliste à jouer sa musique, sociétale, dans une arène qu’il compte bien accorder au cœur d’un autel nouveau. Aujourd’hui nous écoutons les mots d’un compositeur qui fait bien plus que jouer du piano debout.
La musique n’échappe pas à la codification que nous imposons à toutes choses. Nécessaire pour dompter l’animal social que nous sommes. Elle est également un moyen de production de stabilisation du temps. Il nous faut nécessairement un ordre pour que nos actions trouvent un sens. Nous suivons telle voie logique pour réduire le champ des possibles. Car dans l’infinité de chemins qu’ils existent nous restons figés comme un enfant apeuré par l’inconnu. En empruntant un parcours tracé nous définissons un sens pour nos pas. Et c’est bien d’une direction que vous avez (comme moi) besoin pour que, lorsque vous vous retournerez, vous puissiez y voir le sens qu’a eu votre vie.
"Un pied au conservatoire et l’autre dans la rue. Un pied dans l’obscurité étoilée du romantisme et l’impressionnisme mouvant du modernisme. Un pied dans le hip-hop gangster dénonciateur et le slam annonciateur."
Lorsqu’une personne fait le choix de devenir artiste, elle fait également le choix de sa musique. A ce moment, un système tout entier s’accroche à ses articulations pour lui imposer la marche à suivre. Comme Pinocchio, vous aurez beau être devenu auteur(trice), il n’en reste pas moins que vous vous articulez en fonction de cette main invisible qu’on nomme "société". Autant qu’ailleurs, l’industrie musicale est régie par une boucle temporelle bourdieusienne nommé "reproduction sociale". Un retour vers le futur inéluctable, que tout artiste doit comprendre pour se faire une place dans cette immense calculette.
Du rock au rap, du jazz à la musique classique ; aucun genre ne vit sans ces lois profondément ancrées dans l’inconscient collectif. L’artiste reproduit ces normes avec autant d’objectivité que l’amour nous donne à voir. Sofiane Pamart a bien compris qu’il ne peut faire sans. Alors, corps et âme, il a accepté la manipulation du dictat musical que l’histoire a égrainé dans le temps social. Un pied au conservatoire et l’autre dans la rue. Un pied dans l’obscurité étoilé du romantisme et l’impressionnisme mouvant du modernisme. Un pied dans le hip-hop gangster dénonciateur et le slam annonciateur. Puis, il a pris le temps de construire son héritage.
Seulement voilà le problème qui survient… A qui appartient cet "héritage" ? A la société ou à l’artiste ? Car, notre bon Jiminy Cricket pourra répéter (main gauche levée) que vous êtes "un vrai petit bonhomme" ; un détail semble lui échapper : nous sommes forgés par nos pairs. Plus encore, eux-mêmes sont fondés par des pairs. Et ainsi de suite, et davantage depuis que l’Homme moderne a décidé que la vie du rouage était synonyme de la survie de l’espèce.
Le sociologue Pierre Bourdieu explique que : "l’habitus" évoque "les apprentissages (formels ou informels) qui forment, inculquent des modèles de conduite, des modes de perception et de jugement, au cours de la socialisation". Cette transmission a pour but de "produire des individus dotés de ce système de schèmes inconscients (ou profondément enfouis) qui constituent leur culture, ou mieux leur habitus, bref de transformer leur héritage collectif en inconscient individuel et commun". Elle doit être ainsi posée comme un "principe générateur (et unificateur) de pratiques reproductrices des structures objectives".
"Sofiane Pamart n’est pas ‘l’indomptable’, ‘l’électron libre’, ‘l’à part’, ‘le sans limite’, ‘l’inclassable’. Il est trop facile de le réduire à ça. Sa musique est celle d’une vie. Il raconte comment il est devenu. Il joue les mécanismes qui l’ont construit. Il parle avec ses mains de l’alchimie qui l’a vu naître. Il joue son héritage."
Autrement, la société musicale, et celle de la vie de tous les jours, lui ont appris la vision, le comportement, la philosophie, la pensée, le schéma de fonctionnement de la case dans laquelle il souhaitait prendre place (habitus). Pour qu’il puisse autant répondre de ce que nous attendons de lui, que d’être en mesure de transmettre cette reproduction à son tour. Ainsi, c’est tant la stabilité de son individualité, que celle de la société collective qui se pérennise. Sofiane Pamart n’est pas "l’indomptable", "l’électron libre", "l’à part", "le sans limite", "l’inclassable". Il est trop facile de le réduire à ça. Sa musique est celle d’une vie. Il raconte comment il est devenu. Il joue les mécanismes qui l’ont construit. Il parle avec ses mains de l’alchimie qui l’a vu naître. Il joue son héritage.
Le lillois a mis des lunettes de soleil pour voir la matrice dans laquelle il n’a d’autre choix que de s’inscrire. Il fait partie de cette suite de 1 et de 0, car là est sa place. Un chiffre parmi tous les autres. Mais, il faut maintenant évoquer une différence ! Le compositeur a écouté, analysé, essayé, recommencé ; et, il a ré-écouté, ré-analysé, ré-essayé, recommencé. Et encore, et encore ! Voici comment survient la musique de son habitus. Foudroyé par le poids social et sa nécessité de mort. Il a choisi de prendre les reproductions sociales des deux univers qu’il affectionne le plus au monde pour tenter de vivre.
Sofiane Pamart est un homme comme un autre, qui a fait un choix en fonction de ce qu’il connaît, de sa socialisation première. Aujourd’hui, force est de constater que ce qui gouverne notre société n’est pas la politique, ni l’économie, ni la société, ni même l’instinct de survie. C’est la peur ! La peur de la guerre, la peur de la faim, la peur de pénurie, la peur du manque, la peur des sentiments, la peur de l’ignorance, la peur du rejet, la peur d’être hors-norme, la peur d’être le dernier.
NTM avec "That’s my people" sample Chopin, le titre "Homme de l’ombre" de Lunatic sample Beethoven, enfin "Carmen" est autant un hommage qu’un sample emprunté à Bizet dans la chanson de Stromae. La musique classique et le hip-hop tissent, depuis longtemps, un amour certain l’un pour l’autre. Il n’est donc pas étonnant de voir aujourd’hui ce lien être plus solide que jamais avec la gentrification de ces deux genres depuis une dizaine d’années.
"Sofiane Pamart traverse ce qu’il vit pleinement. Cette singularité majeure produit un changement minime en nous, qui change tout lorsque nous écoutons ses œuvres."
Le trentenaire du nord n’a pas réinventé cet art qui nous lie à lui. En revanche, il vit son choix. Voilà ce qui procure au geste toute sa beauté. Avec le temps la société a eu peur de vivre pleinement ce qu’elle traverse. A l’inverse, Sofiane Pamart traverse ce qu’il vit pleinement. Cette singularité majeure produit un changement minime en nous, qui change tout lorsque nous écoutons ses œuvres.
Aujourd’hui, lorsqu’on assiste à la mouvance heureuse d’un Homme, il est très difficile, voire impossible, de ne pas vouloir faire partie de ce mouvement. Aussi, comme un papillon vers la lumière, on se dirige d’instinct vers cette musique, car on sent bien qu’on pourra y trouver de la vie. Dans le gel social qui se solidifie de plus en plus, l’esprit commun se réchauffe tout autant. En raison de trop nombreuses années d’immobilisme, nous assistons à la remise en question inconsciente et collective du système bourdieusien. Ce constat se manifeste d’autant plus, lorsque ce qui nous alerte semble vrai ! Sofiane Pamart, simplement, sur ses deux pieds, veut être lui. Il essaye de vivre, il essaye d'être heureux. Cette sincérité est devenue une quête collective moderne. Et pour une raison, pas si étrange, voilà pourquoi les gens qui tiennent à leur rêves… Ça nous inspire.
Sofiane Pamart sera à l'Accor Arena demain soir et à l'Olympia les 22, 23, 24, 25 et 26 octobre 2023.
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