INTERVIEW

Le Fossoyeur de Films : "Aller au cinéma de nos jours, c'est un acte de militantisme."

Publié le

13 mai 2024

Le mois de mai est celui du Festival de Cannes. C’est le fantasme de voyages dans une salle obscure, le rêve de nouer un lien intime avec la vision d’un réalisateur, l’intention de prendre une pause dans le flot sans fin d’images en mouvement. Le 7ème art est devenu un média plus que jamais insaisissable. La nécessité de mettre du sens sur ce qu’il est, et devient, semble plus nécessaire que jamais. Pour ce faire, S-quive a rencontré Le Fossoyeur de Films (François Theurel), créateur de contenus sur le sujet du cinéma depuis plus de 10 ans et rédacteur en chef de la revue Estrange. Ce spécialiste de la pellicule pose sur ses sujets un regard social, philosophique et humain.

En cette période où les salles obscures sont mises à l’honneur, il sort sa seconde partie d’un diptyque intitulé : "Le cinéma, c’était mieux avant". Plus qu’une question, c’est une affirmation volontairement provocatrice qu’il argumente et défend avec La Séance de Marty. Panne d’excitation, pop culture, wokisme, langage, héroïsme, intelligences artificielles, plateforme de streaming, réseaux sociaux, Covid… Voir un film, c’est observer la société toute entière qui bouge. C’est pourquoi Marty et Le Fossoyeur vont, par bien des aspects, bien au-delà des concepts éculés posés sur ce thème. Parce que le cinéma n’est pas un art comme les autres : l’image en mouvement est un langage. Et le langage, c’est de l’intime partagé. Entretien à focale ouverte sur un média vieux de 130 ans.

D’où est né ce projet "Le cinéma c’était mieux avant" ?

C’est né de considérations très personnelles, pas uniquement sur le cinéma, mais sur le monde. On est quand même dans une période très bizarre. Avec l’éternelle question : "Est-ce que c’est le monde qui devient de plus en plus étrange, ou est-ce que c’est la perception qu’on en a ?". Le rapport qu’on a aux images m’interpelle beaucoup (et pas spécialement en bien). Cela peut sembler un peu cliché dit comme ça, mais c’est un fait : nous vivons dans un flux de circulation des images écrasant, sans tri, sans garde-fous, qui rend de plus en plus difficile de prendre le temps de réfléchir et de questionner ce qu’on voit. C’est devenu d’une difficulté incroyable de savoir comment se positionner, de comprendre ou même de s’y retrouver. Nous sommes tous pris par ce flot énorme. Je pense aux plus jeunes générations, qui ont été confrontées à ça à chaque instant de leurs vies : c’est incroyablement difficile d’arriver à dégager du sens de tout ça, même en ayant grandi avec ces outils. Cette notion de temps, nous l’avons vraiment perdue vis-à-vis de l’image. Nous devons prendre le temps de laisser décanter les choses, de les fantasmer pour y revenir ensuite, donner une importance culturelle à ce qu’on voit. Depuis un bon moment, "juste" parler films ne me satisfait plus. J’ai un besoin d’élargir ces questionnements, de donner du sens à ce que je vois, et ça tu ne peux pas le faire sans augmenter la focale. J’ai pris une pause sur la chaîne après ses 10 ans pour laisser mes projets et envies maturer, et me consacrer à d’autres choses aussi. Et travailler sur les deux vidéos : "Le cinéma, c'était mieux avant" s’est peu à peu imposé comme une évidence. Je savais que j’en aurais pour de longs mois à travailler sur ce projet. Mais surtout, j’avais une profonde envie de revenir à la base : la création par le montage. Remette les mains dans le cambouis me manquait beaucoup. Retrouver un cadre et un mode de créativité qui me plaisent énormément. Et donc, c’est au milieu de l’année 2023 que je me suis lancé.

"Moins je comprends le monde qui m’entoure, plus j’ai besoin d’insuffler un sens dans ce que je fais."

Le Fossoyeur de Films est une chaîne de cinéma qui va toujours vers des questionnements plus sociologiques. Pourquoi ?

Je te dirais bien que c’est parce que j’ai fait des études de sociologie, mais pour être sincère, ce n’est pas le cas ! Je n’utilise pas consciemment des auteurs ou références dans ce domaine. J’imagine que c’est juste la tournure naturelle de mon esprit, l’envie d’aller au-delà du simple cadre du cinéma. J’ai démarré la chaîne assez tard, j’avais 29 ans, donc peut-être que ça m’a aussi permis d’avoir un peu plus de recul sur ce dont je parlais. Je sais que moins je comprends le monde qui m’entoure, plus j’ai besoin d’insuffler un sens dans ce que je fais. Ça rejaillit forcément sur mes vidéos, où le plus important, finalement, c’est de partager ces questionnements.

Pourquoi avoir créé ce diptyque à quatre mains avec La Séance de Marty ? Comment avez-vous travaillé ensemble ?

En 2017, la Séance de Marty avait déjà fait un diptyque sur le même sujet. Sachant cela et aimant beaucoup son travail, j'ai commencé l’écriture de ma propre vidéo en y faisant référence. Je lui ai envoyé un message pour lui parler de ce clin d’œil. En réponse, il m’a demandé s’il pouvait aider ! Voilà comment nous avons démarré le projet ensemble. J’ai écrit la première monture globale du script, et je lui ai laissé de l’espace pour qu’il puisse ensuite insérer ses interventions. Nous voulions que la vidéo soit un échange à la fois drôle, pertinent et fluide. Chacun a complètement monté et écrit ses propres parties, en préservant son identité et son ton. Ce qui a notamment apporté, à mon sens, du grandiose à ce projet, c'est l’approche du montage. Marty est vraiment un génie là-dessus. C’est même limitant de ne parler que de montage, parce qu’il fait vraiment de la mise en scène à travers le montage. Il a cette capacité très inspirante de faire dialoguer les images entre elles, c’est assez extraordinaire. Je me suis donc remonté les manches pour être au niveau, je n’avais pas envie de passer pour un bras cassé. [Rires] L’idée, en plus de parler du sujet-titre, c’était vraiment de proposer au spectateur un moment de recul, de respiration. Je pense que, dans le flux incessant d’images et d’informations, nous sommes tous dans cet état : le besoin profond d’un temps mort. Un temps mort qui, paradoxalement, est porteur de vie, où on peut reconnecter avec notre esprit et notre rythme propre.

Dans votre première partie, vous parlez du manque d’excitation qu’on est de plus en plus à ressentir vis-à-vis du cinéma. Qu’est-ce qui engendre cette panne ?

C’est compliqué de te répondre. Parce que je pense que la lassitude dépend de notre âge, de nos modes de vies, de notre éducation et de nos attentes. Le contexte change complètement ton rapport à ce "manque d’excitation". Au fil de la conception de ces vidéos, je me suis rendu compte que leur vrai sujet, c’est l’appauvrissement des imaginaires partagés. Des films extraordinaires, il y en a encore, bien entendu, mais on les retrouve surtout dans des niches culturelles. Mes films populaires censés nous réunir, c’est une autre paire de manches. Et ça, c’est la conséquence logique de tout notre rapport aux images. Dans la sursaturation ambiante, on en vient à tout mettre à plat, tout consommer de la même manière, ce qui dévalorise les vraies propositions, les images qui ont de la valeur. Et forcément, l’industrie mainstream ne fait que voguer avec le problème, en proposant des choses toujours plus court-termistes et insipides pour capter une attention toujours plus flottante. Le cinéma grand public (qui est donc celui qu’on aborde le plus dans les deux vidéos) en souffre énormément.

Vous évoquez un aspect que le cinéma semble perdre de plus en plus : celui du point de vue. Est-ce que le public s’ennuie devant un film parce qu’il a perdu cette sensation qu’on lui en propose un ?

Je pense que oui, dans une certaine mesure. Cependant, il y a toute une partie du public qui a un rapport assez factuel au cinéma. Quand le monde autour de nous semble partir en miettes, le 7ᵉ art devient tout de suite le moindre de tes soucis. C’est totalement légitime et normal de penser ainsi. La plupart des gens ont autre chose à faire que de s’intéresser à la question du point de vue des films. [Rires] Toutefois, le degré de connaissance du langage de l’image est aujourd’hui, en moyenne, beaucoup plus grand qu’il ne l’a jamais été. À force d’être bombardé visuellement, on développe des outils, même passivement. Donc même inconsciemment, le manque de point de vue est quelque chose qui doit gêner même les spectateurs les plus "décontractés".

"Quand j’entends parler de cinéma, j’ai l’impression qu’on agite surtout l’idée qu’on se faisait du cinéma au XXème siècle, sans arriver à comprendre ce qu’elle s’est mise à signifier aujourd’hui."

Aujourd’hui, l’avènement des plateformes (YouTube, Netflix) a conduit vers un autre souci : scinder le public. Chacun semble vouloir défendre son "contenu" et vivre en huit-clos. Est-ce que le modèle Ready Player One ou Avatar peut-être une solution pour fédérer à nouveau la foule ?

Nous sommes dans une période de fragmentation des publics : les contenus sont créés pour des besoins particuliers, ils doivent être "satisfaisants". Lorsque j’entends quelqu’un me dire "ce film m’a satisfait", ça me hérisse le poil ! [Rires] Aujourd'hui, plus que jamais, un "seul" public, ce n’est pas possible. Autrefois, la rareté de l’image en mouvement, de fait, créait un effet de communauté autour du sentiment d’appartenir à quelque chose qui nous dépasse. C’est ça qui, historiquement, a forgé l’importance culturelle du cinéma comme espace commun, partagé. A présent, avec la notion de contenus optimisés pour telle ou telle communauté de spectateurs, ce lien est quasi-impossible à grande échelle. Quand j’entends parler de cinéma, j’ai l’impression qu’on agite surtout l’idée qu’on se faisait du cinéma au XXème siècle, sans arriver à comprendre ce qu’elle s’est mise à signifier aujourd’hui. C’est devenu un beau vieux mot, synonyme de grandeur et de fantasmes. Mais à force de l’utiliser de manière insensée, il risque de perdre de son aura. Si on veut trouver ce qui va être, au XXIème siècle, ce que le cinéma a été au XXème siècle, je pense que ça va se jouer ailleurs.

Où est-ce que ça peut se jouer ?

Difficile à dire ! Je pense qu’Internet est une source intéressante de nouveaux élans. Par exemple, le found footage, par bien des aspects, est mort au cinéma, mais sur Internet, il n’en finit plus d’inspirer des œuvres radicales et passionnantes.

Dans la seconde partie de votre diptyque, La Séance de Marty déclare : "Le cinéma, c'est du langage, et le langage, c'est de l’intime partagé". Qu’en pensez-vous ?

C’est un clin d’œil de Marty à Redek, dans une de ses vidéos sur la chaîne "Dimanche à dix heures". Elle est magnifique, cette phrase. On se construit en grande partie avec nos goûts, avec notre rapport aux œuvres. Ado, on met en scène tout ça avec les t-shirts qu’on porte, les posters qu’on accroche dans notre chambre. Ces objets deviennent des perches tendues pour nous connecter à d’autres. C’est là qu’on touche et qu’on rentre dans l’intime partagé. C’est comme quand tu montres un film qui compte énormément pour toi à quelqu’un qui compte énormément pour toi. Tu espères que la greffe va prendre. On est vraiment sur une vibration intérieure au-delà de la parole, du trivial de la vie.

"Aller au cinéma de nos jours, c'est presque un acte de militantisme."

Est-ce que le cinéma ne serait pas là pour nous permettre de faire une pause dans la "matrice", pour revenir dans le réel ?

Totalement ! Je n’ai pas les derniers chiffres en tête, mais ce qui est certain, c'est que de dire que plus personne ne va au cinéma, c'est faux. Mais aujourd’hui, plus que jamais, aller au cinéma, n’a rien d’évident, vu qu’on a constamment accès à toutes sortes d’images, de divertissements, sans avoir à se déplacer. Aller dans une salle obscure, c’est une démarche, un rituel auquel il faut se plier, et qui semble de plus en plus dissonant avec les modes de vie de beaucoup de gens. Et pourtant… On continue à y aller. J’ai l’impression que, c’est pour certains, un lieu pour reprendre le contrôle de notre temps. Sortir du matraquage, focaliser l’attention. Le terme est sûrement un peu fort, mais aller au cinéma de nos jours, c'est presque un acte de militantisme.

Vous avez démarré la chaîne du Fossoyeur de Films en voulant définir ce qu’est le cinéma de genre. Justement, c’est quoi le cinéma de genre, 5 ans après l’épisode final de cette série ?

Le cinéma de genre a gagné ! Après, est-ce que c’est une bonne chose, je ne suis pas sûr. [Rires] Toutes les cultures alternatives finissent par être bouffées par la culture dominante, qui sécrète alors de nouvelles cultures alternatives. C’est toujours le même cycle. Donc ce qu’on a longtemps considéré comme cinéma de genre, au sens cinéma transgressif, considéré comme non-légitime, ça fait un moment que c’est devenu reconnu. Il n’y a plus aucun enjeu à défendre Argento, Carpenter, Takashi Miike ou Tobe Hooper aujourd’hui. Ce sont des références devenues académiques, adulées, fétichisées. "Cinéma de genre", maintenant, ça ne désigne plus du tout un vrai côté sale gosse : ça désigne surtout, factuellement, certains genres de l’imaginaire autrefois considérés avec mépris : fantastique, horreur, science-fiction… Des genres où l’on cherche surtout la saveur de certains codes, plutôt que de les renouveler. Le vrai cinéma de genre, aujourd’hui, peut-être qu’il faut simplement l’appeler : "cinéma transgressif".

Sur votre chaîne, il y a quelque chose qui relie tous les types de contenus : le fait que vous preniez le temps de raconter une histoire. En quoi cette démarche est fondamentale pour vous ?

Lorsque j’écris ces projets, je ne cherche pas consciemment à raconter une histoire, mais plutôt à développer un propos, qui soit fluide et montre une vraie progression dans son déroulement. Et ça, oui, c’est une forme de narration ! Et j’aime embarquer les gens dans une atmosphère particulière. Donc ça peut donner le sentiment d’avoir vécu un bout de voyage ensemble.

Le Festival de Cannes arrive bientôt. Est-ce qu’il a encore du sens pour vous aujourd’hui ?

Par pas mal d’aspects, oui, plus que jamais ! Pas uniquement celui de Cannes, mais tous les évènements qui vont pouvoir créer une importance culturelle autour de certaines œuvres. Des choses qui vont avoir un rôle de prescription : piquer la curiosité, donner envie, questionner. C’est ce qui permet d’éviter de tout noyer dans le même flux.

Vous avez déjà fait partie d’un jury lors des cérémonies de cinéma. Est-ce que celui de Cannes serait un objectif ? Ou plus largement, participer à ce temps fort de la culture vous intéresse ?

J’ai fait Cannes plusieurs fois, c’est un lieu vraiment étrange. [Rires] Une fois dedans, c’est facile d’oublier que ça a un quelconque rapport avec le cinéma. Je n’ai jamais vraiment fantasmé sur ce genre d’évènements, je ne les vois pas comme une fin en soi, mais si un projet en particulier m’y conduit, oui, totalement, ça aurait du sens.

Vous qui vulgarisez, décortiquez et cherchez à définir le cinéma depuis plus de 10 ans : une ultime question. C’est quoi le cinéma pour vous ?

Je crois que je vais lâcher le mot "chimère" ! Cette espèce de bête mythologique faite de multiples créatures. Ça symbolise bien le côté protéiforme du cinéma, qui signifie quelque chose de différent pour chacun.

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