INTERVIEW
Publié le
21 août 2024
L’été bat son plein. Le ciel n’a jamais été si bleu, et le soleil jamais si doux. Mais, voilà que quelques cumulus annoncent déjà l’arrivée de jours grisâtres. Et si on continuait de caresser ce monde en suspend ? C’est avec le cahier de vacances Rap Coloriage que S-quive vous propose de voguer sur l’été indien.
Aurélien Chapuis est Le Captain Nemo du rap depuis plus de 25 ans. Rédacteur en chef musique chez Konbini, journaliste à l’Abcdrduson, podcasteur et animateur radio depuis toujours, il explore les mille profondeurs d’un art qu’il aime sans fin. Plus qu’un média, la musique, est, pour lui, ce mouvement qui agite le cœur de l’Homme. Dans son podcast, Music Sounds Detter With Us, il raconte, à travers ses tribulations, sa vision résolument positive de la culture et du monde. Humaniste de la débrouillardise, son élégante sincérité vous accroche l’âme. Cet été, c’est avec Rap Coloriage qu’il nous invite aux voyages. Entre nostalgie et instant présent, ce projet est bel et bien à destination des familles. C’est un livre qui se partage et qui se dessine ensemble. MC Solaar, Lionel D, Nekfeu, Diam’s, Jul ou encore Rim’K… Il rassemble ses rappeurs français préférés, de 1984 et 2024, pour créer une histoire commune entre les générations. C’est en tout 50 artistes, illustrés par Sébastien Pastor aka Jeune Woof, que vous pourrez colorer à votre image. Car, comme l’écrit Medhi Maïzi dans la préface : "On a tous une histoire d’amour unique avec cette musique". Pour parler de ce projet, aussi original qu’amoureux, S-quive a rencontré Le Captain Nemo. Devenu père quelques semaines plus tôt, ce projet fait plus que sens…c’est alors de l’héritage d’un mouvement que seul le hip-hop peut offrir dont nous avons parlé.
Quelle est la genèse de ce projet ?
Un ami d’enfance a déjà développé des gammes de produits pour les enfants, notamment des cahiers de coloriage. Un jour, nous avons découvert un projet américain de cahier de coloriage sur le rap américain. Nous nous sommes dit que c’était dommage que ça n’existe pas chez nous pour notre culture française. Nous avons alors lancé le projet en se demandant quel illustrateur pouvait le mieux correspondre, c’est finalement Jeune Woof, avec qui nous avions déjà travaillé, qui nous semblait être le dessinateur idéal. C’est moi qui ai choisi les rappeurs, et pour ajouter une plus-value au projet, nous avons ajouté des petits textes qui racontent l’histoire du rap français. Il y aura aussi des podcasts et des vidéos pour compléter. L’idée était que ce soit ludique et adapté à la famille. C’est pour ça que nous cherchions une esthétique entre super-héros et cartoon pour les illustrations. Également enlever l’aspect parfois violent et sulfureux du rap pour préserver son art et l’inspiration intergénérationnelle de ce mouvement.
Ce livre semble être à destination des familles dans l’idée, comme dans le choix des rappeurs, multigénérationnels. Le hip-hop, c’est la musique de la famille ?
Effectivement, je voulais véritablement que ce cahier soit une liaison entre les enfants et les parents. C’est pour ça que tu trouves des noms comme Jul, Damso ou Ninho, à côté de Mc Solaar, Lionel D. Ce qui m’intéressait, c’était ces grands écarts pour aller dans toutes les directions et ne pas se limiter. Pour faire honneur à ce qu’est le hip-hop à la base. Mais pour me recentrer plus sur ta question, je pense que ça devient une musique familiale. Avec une cinquantaine d’années et un renouvellement constant, ça ne pouvait qu’en être ainsi. Comme le rock’n’roll, il y a une vingtaine d’années finalement. Avec les générations, tu as des jeunes qui ont vieilli, qui transmettent leur rap à leurs enfants, neveux, cousins. A l’instar du rock avec Elvis Presley pour les plus anciens ; et le punk, le hardcore pour les plus jeunes. Ces partages et ces échanges permettent d’avoir cet aspect familial. Et puis, il faut dire qu’enfin, le hip-hop français a une image plus noble. Ça me plaisait de pouvoir rendre hommage à certains artistes qu’on a, pendant trop longtemps, jugé comme appartenant à une sous-culture. Je parle de culture mainstream, évidemment ! Mais parce que le référentiel était mauvais. On se concentre trop sur le texte. Le hip-hop, c’est aussi la musique, les arrangements, le mixage, le graffiti, la danse, les vêtements... Les médias et la culture mainstream l’oublient. Et, je te dirais que, même si on reste sur les mots, ils ne comprennent pas bien le sens de ce qu’on peut dire. Parce qu’ils suivent la tendance sans chercher à capter réellement l’essence de ce mouvement artistique.
"Le hip-hop est un mouvement venu des États-Unis avec les clips, le cinéma, la bouffe, les vêtements, la débrouillardise."
La préface de votre livre est signée Mehdi Maïzi. Quel sens ses mots ont pour vous dans ce projet ?
A la base, Mehdi est un ami, on a longtemps travaillé ensemble. Il a également eu un enfant, il y a peu. On a déjà discuté plusieurs fois de cette idée de transmission et d’héritage. Ça me semblait complètement logique de faire appel à lui.
Il évoque le hip-hop comme un mouvement. Quel est-il à votre avis ?
C’est quelque chose qui nous ressemble vraiment. Dans les années 1980-1990, le rock n’inspirait plus assez ; et la techno ne collait pas suffisamment au côté street que nous cherchions. Moi, j’aime bien le skate et le graff, par exemple. Le hip-hop n’est pas qu’une musique. C’est un mouvement venu des États-Unis avec les clips, le cinéma, la bouffe, les vêtements, la débrouillardise. Ce côté Do It Yourself dans de multiples disciplines, ça offrait et ouvrait tellement de possibilités. Nous ressentions une liberté sans bornes et la possibilité de devenir ce que tu voulais ! Tu apprenais avec des potes, du faisait partie d’une famille et tu pouvais te reconnaître et te rassembler à travers des valeurs, des esthétiques et des envies communes. Aujourd’hui, parler de "mouvement", c’est presque ringard. Déjà, quand j’étais jeune, on n’utilisait plus ce terme. Nous savions juste que tout était possible : tu voulais peindre, tu prenais ta bombe ; tu voulais danser, tu dansais ; tu voulais écrire, tu prenais ton stylo ; tu voulais mixer, tu prenais les vinyles de tes parents. Le hip-hop, c’était la démocratisation totale de l’art.
Quels sont vos sentiments avec la présence de Rim’K et Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des JO ?
Pour Aya Nakamura, bien qu’elle s’éloigne du hip-hop, sa présence est complètement normale ! Surtout avec la mise en scène, qui a mélangé innovation et institutionnel. Quand on sait qu’au départ, c’est pour son langage qu’elle a été critiquée, c’était vraiment génial. Parce que, comme souvent, les reproches faits ne sont pas tant du racisme de classe que de la bêtise. On parle de moins en moins bien français, pourtant on veut que nos artistes aient une parole irréprochable ; et plus encore, quand c’est une personne noire qui chante dans un langage qu’on ne cherche pas à comprendre. Ça n’a pas de sens. S’ajoute le rayonnement international d’Aya, c’était logique et vraiment génial pour la culture française. Pour Rim’K, c’était l’artiste parfait pour représenter au mieux le rap français. Il est intergénérationnel, il a toujours des tubes, il continue à rapper en innovant. Ce n’est pas un rappeur à l’ancienne, et pourtant il est là depuis toujours. Si tu me demandes ce qu’est le rap pour moi, je te répondrais que c’est Mafia K’1 Fry. Parce qu’ils n’ont pas fait du copier/coller du rap américain. Ils ont inventé un style musical et une identité qui n’existait pas dans le rap français. Pour prendre un autre exemple, c’est pour cette raison que j’ai énormément de respect pour Jul, d’avoir réussi à créer un son qu’on n’avait encore jamais entendu.
"Il y aura encore de nouvelles périodes qui vont révéler des noms et des musiques différentes, à mon avis. Il faut être patient."
Vous parlez également de musique au sein de votre émission Music Sounds Better With Us. L’un de vos sujets fut N.E.R.D. Un tel rap peut-il encore exister aujourd’hui ?
Je pense que c’est une question de cycle. A cette époque, le hip-hop devenait mainstream aux États-Unis. Quand les Neptunes sont arrivés, ils étaient pile dans le bon timing pour faire le grand écart entre Britney Spears et Snoop Dogg. C’est comme ça que N.E.R.D a pu naître au moment parfait pour faire le lien. A un autre moment, je pense que c’était les Beasty Boys qui faisaient ça. La question est de savoir et de comprendre ce que les gens veulent écouter. Je reprends souvent l’exemple de Justice, qu’on a classé dans une veine électro. Au départ, il proposait un son beaucoup plus rock, presque métal. En ce moment, je trouve qu’il n’y a pas d’innovations ou de nouveaux noms. Je sais, en revanche, qu’il y aura encore des nouvelles périodes qui vont révéler des noms et des musiques différentes, à mon avis. Il faut être patient.
Dans une émission faite pour tous, vous racontez la musique à travers beaucoup d’anecdotes personnelles. La musique est un art intime ou universel ?
C’est ton propos, en fait. Je pense que c’est un peu des deux. Music Sounds Better With Us a pour but de faire une autobiographie musicale et artistique. J’ai remarqué avec le temps que si tu racontes bien une histoire personnelle, les gens vont se reconnaître et se rattacher par rapport à ce qu’ils ont vécu de similaire, soit voyager et apprendre des choses en t’écoutant. Je me suis dit que c’était alors plus intéressant de partir de mon rapport et de mon vécu avec la culture pour différentes raisons : faire une sorte de cartographie de mon esprit, expliquer sincèrement et le plus simplement possible les liens que je fais, donner envie à ceux qui écoutent de croiser toutes les cultures, et qu’après ils trouvent leurs propres liens à travers leurs histoires, leurs émotions et leurs anecdotes. J’essaie de faire en sorte que mon podcast soit une source d’ouverture artistique et d’humanité.
La culture hip-hop, c’est aussi des vêtements. Quelle pièce vous a le plus marqué ?
Je pense que, petit, j’aimais énormément les vestes de baseball Starter. Ça m’a énormément marqué, notamment quand j’étais au collège, avec des groupes comme NWA ou 2 live Crew qui portaient ça dans leur clip au tout début des années 1990. Ce n’était pas vraiment hip-hop, bien entendu, ça a été détourné par la suite. Encore aujourd’hui, c’est une pièce que j’aime porter. Même si ma femme se moque un peu de moi, parce qu’elle trouve ça ringard ! [Rires]
"Il faut esquiver le manque de créativité. Les auditeurs, comme les artistes, sont dans une période morne et morose."
C’est presque des vêtements geek ces vestes aujourd’hui ?
Oui, c’est vrai. Je sais qu’il y a la veste de Oakland Athletic’s que je remets volontiers. Parce que j’étais un grand fan de Too Short. De plus, tout le mouvement culturel de cette ville me plaît énormément, avec les Black Panthers, pour citer un exemple. C’est aussi là qu’il y avait les meilleurs rappeurs, comme à Philadelphie. Ces villes 100% rap, ont respectivement été dans l’ombre de Los Angeles et de New York, alors que des artistes majeurs et éminents y sont nés.
Que faut-il esquiver dans le hip-hop aujourd’hui ?
Je pense qu’il faut esquiver le manque de créativité. Les auditeurs, comme les artistes, sont dans une période morne et morose. On a eu un petit sursaut avec les Jeux olympiques. L’art se nourrit des moments très difficiles et de cohésion. On voit actuellement que les rappeurs sortent des projets pour continuer à être dans l’actualité. Ils sont dans une logique de chiffres. Alors que non, il faut avant tout proposer de la musique.
Manque-t-il quelque chose à ce mouvement aujourd’hui ?
Je pense que le public mainstream est volatile. Si on parle de la France, nous ne sommes pas un pays passionné par la musique. Nos plus grandes stars sont des gens qui faisaient ce que les Américains faisaient. Il faut s’affranchir de la validation de la majorité. Bien entendu, le rap ne se cache pas de vouloir faire des sous depuis le début. Mais il n’y a pas que ça, c’est un mouvement qui va bien au-delà. J’ai peur qu’aujourd’hui il ne reste que le mainstream dans l’impulsion de cet art. Il ne faut juste pas s’enfermer dans un cycle sans fin pour tout le monde. Je suis quelqu’un de positif, je suis sûr qu’on va retrouver une nouvelle impulsion et une nouvelle avancée dans ce mouvement.
Finalement, c’est quoi la musique pour vous ?
J’y réfléchis pas mal ces derniers temps. Je dirais avec des mots simples que c’est la bande son de ma vie. Je vois la musique comme un accompagnateur d’image. Plus encore, je ne regarde pas d’image sans me demander quelle musique collerait au mieux à ce que je vois. Ça accompagne chacun de tes moments de vies et chacune de tes émotions. Il y a des morceaux que j’ai entendus plus jeune, et que je comprends et ressens seulement maintenant en ayant grandi. Ce que je trouve intéressant, c’est que ce que l’artiste a voulu faire, ce n’est pas important. Comme n’importe quelle œuvre d’art, ce qui importe, c’est ce que tu ressens et projettes. Tu n’as pas à expliquer pourquoi ou à mettre des mots sur ça. Ce que tu entends, vois, touche et vois, c’est pour toi et ça t’appartient. A ce moment-là, une personne qui était un simple créateur devient un véritable artiste. On parle vraiment de musique quand on en est là.
"Rap Coloriage" à retrouver ici.