INTERVIEW
Publié le
1er mars 2022
Roman autobiographique où la douleur se combat à coup de mots, de frivolités et d'esprit, “La vie la plus douce” montre à nouveau que l’ironie est la meilleure élégance au chagrin, notamment lorsqu’il est exigé de jouir de tout.
C’est une histoire qui commence avec une malédiction sous le soleil d’Algérie. Une épopée tragi-comique ponctuée d’événements invraisemblables, où la démence devient routinière. Entre roman d’apprentissage et autobiographie, La vie la plus douce (Grasset) raconte aussi une époque de libertés, sans doute factices, dont le jeune et curieux Adrien savoure l'indolence et la libération sexuelle permettant de faire des expériences amusantes. Dans ces plus très glorieuses seventies où les bourgeois se métamorphosent en “barbares rendus analphabètes et idiots par l’abus inconsidérée de drogues”, on assiste également à toutes sortes d'excès idéologiques portés par “les minets de la rive gauche [qui] agitent le livre rouge de Mao d’un air énervé”. Préférant l'absurde à toute tentative d'explication, le protagoniste avance nonchalamment sur son chemin de croix en interrogant la société tout en s'en moquant. Sexe, drogue et flegmatisme, voilà le remède de ce Candide punk qui cherche sa place dans un monde baroque, interloque et parfois sulfureux.
“La vie la plus douce c’est ne de penser à rien”, disait votre grand-père. Faut-il être con pour être heureux ?
Il arrive que des cons soient heureux, mais les heureux de ce monde ne sont pas toujours cons (voir Francis Scott Fitzgerald). Plus sérieusement, ce roman s’applique (entre autres) à démontrer une chose : pour traverser les épreuves, mieux vaut éviter de s’apitoyer sur son sort et franchir les paysages de désolation en sifflotant, l’air suprêmement indifférent. C’est le meilleur des remèdes antidouleur.
C’est une autobiographie romancée bouleversante. Pourquoi l’avoir publiée maintenant ?
Je portais ce livre en moi depuis des années. Ceux qui savaient me pressaient de l’écrire mais j’avais d’autres projets littéraires, et peut-être aussi ces derniers me servaient de prétextes pour ne pas sauter dans le vide tout de suite. Je n’osais pas. Par pudeur, par crainte aussi de ne pas parvenir à aller aussi loin. Je ne voulais pas esquiver les démons. Les miens comme ceux des autres. Cela dit, point très important, bizarrement peu souligné par les critiques : il s’agit d’un roman. De l’exploration du moi intime, j’ai voulu écrire le roman des années 1970. Tout y est vrai, ou à peu près, mais tout y sublimé, fantasmé. L’écriture y joue un rôle aussi important que l’épopée tragi-comique que je raconte. J’aime beaucoup cette phrase de la romancière britannique Hilary Mantel : “Quand on se souvient on ne reproduit pas le passé, on le crée”. C’est exactement mon sentiment quant au projet de ce livre. Je n’aime pas du tout les autobiographies pleurnichardes et les autofictions racoleuses. Ce roman est autre chose, enfin j’espère.
“'La vie la plus douce' est aussi un retour aux racines de maux qui nous rongent. Un parallèle est évident avec notre époque et ses excès idéologiques."
“Se foutre de tout mais avec grâce et retenue”, tel est le crédo d’Adrien. Pouvez-vous le décrire le personnage en quelques mots ?
Adrien a connu le malheur d’une pension d’un autre temps et débarque dans le Paris des années 1970 où tout semble permis, même encouragé. Il passe directement du 19e siècle aux temps modernes de l’amour libre, de la drogue, du psychédélisme et des expériences les plus loufoques. Il a été élevé en lisant les textes du père Charles de Foucauld et le voici côtoyant, un peu perdu et souvent perplexe, des disciples zélés et assez fumeux de Michel Foucault. Il ne sait plus à quel Foucault(d) se vouer. Il priait les saints chaque soir au pensionnat et le voici téléporté l’été à Saint-Tropez des seins nus et de la liberté sexuelle. C’est cette opposition des grands contraires qui le fascine. Il trouve à chaque ambiance, ses avantages et ses excès. C’est un Candide interrogeant le monde en s’en moquant gentiment, parfois plus méchamment.
C’est aussi l’histoire d’une époque sulfureuse, sur laquelle vous avez déjà écrit et dont les excès mêlés au chagrin ont tué votre mère. Qu’est-ce qui vous fascine dans ce milieu — que vous raillez à plusieurs reprises — où tant de cerveaux ont grillé de manière prématurée ?
J’ai, à partir de l’adolescence, assisté à tellement de scènes dantesques qu’il serait facile de penser que mon imagination fait des loopings incontrôlables. Mais pas du tout : à une époque comme la nôtre, si lisse et si prévisible dans ses réactions émotionnelles faisant la part belle au puritanisme triomphant des inquisiteurs du nouvel ordre moral, il est difficile d’imaginer le grand cataclysme de ces années-là. Je les aime et les hais dans un même mouvement. C’est très difficile aussi pour Adrien de trancher : il en savoure certains aspects (une indolence et une procrastination dite “artistique”, une liberté sexuelle permettant de faire des expériences amusantes, et dans un même temps, il hait les extrêmes, comme l’amour de la pédophilie, du maoïsme, de Pol Pot, de Khomeiny et de la “déconstruction” alors très en vogue dans le milieu des sciences humaines et philosophiques, accouchant cinquante ans plus tard de ce qu’on appelle aujourd’hui l’idéologie WC (Wokisme-Cancelisme). On voit ce que ça donne de terrifiant. La vie la plus douce est aussi un retour aux racines de maux qui nous rongent. Un parallèle est évident avec notre époque et ses excès idéologiques.
"J’ai toujours aimé les flegmatiques passant d’un pas tranquille devant la bêtise, la folie ou l’horreur, comme s’ils se servaient une dernière coupe de champagne avant l’apocalypse."
Votre livre est tragique mais très drôle dans sa cruauté aussi… Quelles est la clé pour rester léger ?
Ne jamais céder à cette horrible culture de l’émotion, de l’invective facile, de la pause péremptoire qui sont les armes des faibles ou des imbéciles. Ne jamais oublier de sourire intérieurement au spectacle du monde agité de toutes parts d’une grande dinguerie, à l’image d’une assemblée de misérables vers de terre. J’ai toujours aimé les flegmatiques passant d’un pas tranquille devant la bêtise, la folie ou l’horreur, comme s’ils se servaient une dernière coupe de champagne avant l’apocalypse. Les mouvements de menton et les moulinets de petits chefs font sourire Adrien, comme ils m’amusent sans risquer de m’impressionner.
Vous êtes un mondain invétéré. En quoi la mondanité est une chose sérieuse ?
On le dit, peut-être parce que j’ai tenu pendant des années une chronique dans laquelle je racontais chaque mois les turpitudes, les bizarreries et les drôleries des uns et des autres. Je suis un solitaire qui aime prendre chaque soir un grand bain de boue pour me laver de tout. J’en ai besoin comme de respirer. Je me sens mieux ensuite, en rentrant tard dans ma tanière, tel Harry Haller "Le loup des steppes", ce roman d’Hermann Hesse qui m’a marqué adolescent et sans doute un peu guidé.
Votre père était un grand séducteur, avez-vous hérité de lui ?
Les chiens ne font pas des chats. Enfin, jusqu’à preuve du contraire.
"La vraie profondeur est de rester en lisière de toute explication puisqu’il n’y en a pas."
Vous avez reçu une éducation ultra stricte en pension, carrément traumatisante. Quel impact a-t-elle eu sur celle de vos enfants ?
Je ne leur en ai jamais vraiment parlé. Ma fille aînée le découvre en ce moment dans le livre. Quand une blessure cicatrise, avec le temps, on a tendance à l’oublier. L’observer et la rouvrir m’a fait presque autant de mal que la souffrance subie à l’époque. On se fait parmi les fantômes qui vous traversent, les maléfiques et les bénéfiques. Je ne m’apitoie pas sur mon sort. La confession gnan-gnan n’est pas le genre de la maison. J’ai voulu décrire ce que pouvait aussi être le quotidien d’une enfance en apparence privilégiée car la souffrance est la chose la mieux partagée du monde. Il était bon à mon avis de raconter comment cela se passait en des temps pas si éloignés. Ce n’était pas le Moyen Age comme certaines pages pourraient le faire penser, c’était dans la dernière partie du siècle dernier et un tel degré de cruauté paraîtra sans doute hallucinant aux plus jeunes. Mais là, ce n’est plus du roman.
L'histoire s’achève avant votre carrière de journaliste. Ce métier vous a-t-il aidé à vous reconstruire ?
Oui, bien sûr. J’aurais même payé pour devenir journaliste. J’ai vu la Terre, j’ai observé le monde, le petit, le grand. J’ai sondé les âmes, célèbres ou inconnues. J’ai mieux compris qui j’étais en cherchant à percer à jour les autres. Je ne regrette pas, ce métier m’a fait un bien fou. Je me souviens de ces mots de Balzac dans "L’Illustre Gaudissart" : "Il menait une vie de souverain, ou mieux de journaliste". Voilà…
Qu’est-ce que vous esquivez dans la vie ?
L’ennui et l’envie "d’approfondir" chez certains raseurs. On peut toujours creuser, cela ne mène nulle part et c’est, par conséquent, une perte de temps. La vraie profondeur est de rester en lisière de toute explication puisqu’il n’y en a pas. Baigner dans un entre-deux, plonger parfois mais en se gardant de l’apnée, trop inconfortable. A l’ivresse des profondeurs, préférons celle des bars et des rencontres de la nuit, beaucoup plus excitante et stimulante.