INTERVIEW
Révélée par son rôle dans le film "Birds Are Singing in Kigali", Eliane Umuhire sera à l’affiche de "Sans un bruit : Jour 1", en salles le 26 juin prochain, aux côtés de Lupita Nyong’o et Djimon Hounsou. Fraîchement rentrée du Festival de Cannes durant lequel elle officiait comme membre du jury de la Semaine de la Critique, l’actrice de 38 ans revient avec sagesse et philosophie sur son enfance au Rwanda et son évolution dans le monde du cinéma.
Vous revenez de Cannes où vous avez été membre du jury de la Semaine de la Critique. Quels sont les détails qui attirent votre œil lorsque vous jugez des longs-métrages ?
Quand je regarde un film, je n’ai pas d’a priori, je me laisse emporter et je sonde ce qu’il provoque en moi. C’est comme quand je souhaite lire un livre, je regarde son titre mais je ne préfère ne pas regarder le résumé. Cela me permet de pouvoir entrer sur ce terrain inconnu et de me laisser emporter par la proposition de l’auteur ou du cinéaste. Au fur et à mesure que le film avance, on commence à le regarder avec un œil davantage technique. On se penche sur l’image, la mise en scène, le jeu d’acteur, le son, toutes ces choses qui vont faire que l’expérience soit bonne ou meilleure car je considère qu’il n’y a pas de mauvaise expérience. Dès l’instant où l’on commence à créer, c’est qu’on a quelque chose à dire, à proposer, à offrir au monde et à partager. Dans un film, ce sont les détails qui attirent le cœur du spectateur qui font la différence, l’émotionnel et le ressenti prônent. Il y a des films auxquels nous n’avons pas forcément donné le Grand Prix mais dont certaines scènes nous ont touchés et continuent de nous hanter.
En 2023, vous êtes allée à Cannes pour présenter "Augures" de Baloji qui a reçu le Prix de la Nouvelle Voix. Que représente ce film pour vous ?
De le voir sélectionné et primé, c’est quelque chose qui restera longtemps en moi car c’était une réelle surprise ! Ce film représente, pour moi, l’esprit sans limites d’un réalisateur qui prend plaisir à créer. Les personnages sont tellement contemporains, je joue une femme congolaise dans une Afrique que l’on ne voit pas souvent au cinéma. Cette femme est représentée dans toute sa complexité, on perçoit les problématiques auxquelles elle fait face, qui sont aussi des questions que je me pose moi-même : le rapport avec sa famille, le silence, le rapport au corps, à la féminité, à la masculinité, à l’immigration, au pouvoir. C’est une vraie proposition cinématographique et faire partie de ce projet est un immense honneur. Baloji fait partie de ces artistes contemporains afro-descendants qui constituent une minorité. Cela fait du bien de voir une multitude de propositions artistiques se créer au sein de notre minorité.
Le 28 juin prochain, sort "Sans un bruit : Jour 1", vous avez joué aux côtés de Lupita Nyong’o et Djimon Hounsou dans une grande production américaine, qu’avez-vous ressenti ?
C’est dément ! [Rires] Surtout quand on vient du cinéma d’auteur qui a du mal à se faire financer. De se retrouver dans une immense production avec énormément de moyens et de possibilités, c’est génial aussi ! C’est beau de voir ce que l’on peut faire, de découvrir cette autre partie de l’industrie. Mon agent m’a appelée pour me dire que j'avais été retenue pour le projet sans me donner le titre, c’est seulement après que je l’ai su. La chargée de costume m’a ensuite contactée pour m’expliquer que l’acteur qui jouerait mon mari avait proposé des tenues pour moi… Je l’ai rappelée pour qu'elle me dise à nouveau le nom de cet acteur et j’ai entendu : “C’est Djimon Hounsou !”. Je n’y croyais pas, il a joué dans tellement de films : "Blood Diamond", "Gladiator" … Je me suis souvenue des moments où je regardais ses films devant mon petit ordinateur à l’université. Apprendre que j’allais jouer sa femme c’était presque irréel pour moi ! Travailler avec lui, le rencontrer, voir la belle personne qu’il est, c’était juste une belle aventure. Faire la rencontre de Lupita Nyong’o était aussi une très belle expérience. De plus, l’histoire du film questionne car on vit dans un monde où le bruit est omniprésent. Se demander ce qu’il se passerait si ce monde devait se taire est très intéressant. C’est aussi mon premier film d’horreur alors j'avais hâte de connaître le processus de création et de jouer la peur.
“L’art nous permet de porter nos histoires."
"Les arbres de la paix", "Birds are Singing in Kigali", "Les Traits de la Résilience" sont tous des films et documentaires retraçant le génocide de 1994 contre les Tutsis au Rwanda. Ce sujet est omniprésent dans votre travail, c’est important pour vous d’en parler ?
C’est un sujet qui est revenu et qui continue de revenir dans mon travail car je suis née au Rwanda et que mes yeux d’enfant de 8 ans ont assisté au génocide contre les Tutsis. En grandissant, comme je faisais du théâtre, c’est un sujet qui s’est presque imposé à moi car c’était le passé de mon pays. L’art nous permet de porter nos histoires et la grande histoire qui a marqué mon enfance a été le génocide. Il a détruit le pays, les corps et les cœurs de ceux qui ont survécu mais il y a aussi l’après. Au début, on racontait le génocide, les traumatismes vécus par les familles, maintenant, ce dont on parle, c’est l’après, la reconstruction. Aujourd'hui, le Rwanda possède une société exemplaire, avec un pouvoir en place qui a permis à la population de vivre ensemble. Les gens se sont rendus compte qu’il était possible de se construire à l’unisson et d’avancer. Ceux qui lient pèsent plus lourd que ceux qui divisent et il est important de rappeler qu’il est possible de construire, de se reconstruire, de se relever, et qu’il y a toujours un espoir.
Vous avez co-produit un documentaire : "Les traits de la Résilience", de quoi traite-t-il ?
Il parle des femmes du Rwanda et de leurs réflexions sur la résilience. Comment la résilience se traduit dans leur travail, ce qui fait que chaque jour elles se lèvent et mettent un pied devant l’autre. Ce documentaire n’est pas uniquement la glorification de la force, c’est aussi l’aveu des faiblesses que possèdent les survivants. Certaines personnes n’ont pas pu s’en sortir et se sont donnés la mort, mais à côté il y a d’autres personnes qui avancent.
Quelle serait votre définition de la résilience ?
C’est cette capacité que nous avons de nous relever et d’avancer, de ne pas accepter d’être prisonnier de notre passé, de notre histoire, et de ne pas se définir par ses cicatrices. Nous n’avons pas besoin de vivre une catastrophe à l’échelle d’un génocide pour ne pas se relever, ce peut être un accident de voiture par exemple qui nous empêcherait de vivre et de continuer à se réveiller le matin. La résilience, c’est aussi créer de l’espace pour l’autre, vivre en communauté, parler, écouter, ... C’est cette force et ce pas qu’on fait vers l’avant.
“Pour faire passer un message, je pense que tous les moyens sont bons, cela dépend de la sensibilité de la personne qui reçoit cet art.”
Pour vous, les films, pièces de théâtre et autres courts-métrages sont un moyen de dénoncer, de défendre une cause ou servent-ils uniquement le divertissement ?
Je dirais avant tout que c’est un moyen de connexion. C'est aussi un moment de divertissement car il nous permet de sortir de notre quotidien, quand on est au cinéma, on peut aller en Colombie, au Japon… C’est d’ailleurs un voyage écologique [Rires] ! Puis, il va y avoir un sujet, qui peut nous toucher, qui peut nous donner des informations sur ce que d’autres vivent. On va poser notre regard sur la vie de l’autre, sur sa culture, sur les problématiques qui existent ailleurs que dans notre quotidien. Tout ce processus nous fait relativiser et apprécier la liberté que nous possédons et permet sûrement de nous faire sortir moins bêtes de la salle de cinéma. Cela aura permis au réalisateur de pouvoir faire vivre ses pensées, de critiquer ce qui l’entoure et pourra peut-être faire bouger les choses. Par exemple, on a déjà assisté à des libérations de prison car un ou une cinéaste a exposé une affaire au grand jour. Au fil du film, la thématique amène des questionnements et des moments de parole entre les spectateurs. Lorsqu'on va voir un film au cinéma ou une pièce au théâtre, on ne connaît jamais les épreuves que traversent les personnes dans la salle. Certains sont seuls, n’ont personne avec qui échanger et je trouve ça beau de pouvoir partager tous ensemble une expérience comme celle-ci. C’est un vrai moment de communion et de connexion. Pour faire passer un message, je pense que tous les moyens sont bons, cela dépend de la sensibilité de la personne qui reçoit cet art.
Vous avez grandi au Rwanda, dans une famille d’artistes qui mettait la culture et l’histoire au centre de tout, le théâtre, le cinéma… Diriez-vous que c’est dans vos veines ?
[Rires] Non car j’évolue tous les jours ! Le cinéma ne faisait pas partie de mon éducation. Ce qui était présent quand j’étais enfant c’était surtout la peinture et la sculpture car mes oncles étaient des artistes. Plus tard, j’ai appris que mon grand-père paternel était poète panégyrique. Étant petite, ma mère écrivait des poèmes à chaque occasion avec mon père. Ils adoraient lire. Il y a toujours eu cette sensibilité artistique dans la famille et je dirais que je me suis inspirée de tout ça.
Comment se construit-on dans un pays détruit par le génocide ?
On se reconstruit car on voit les autres se reconstruire. C’était ce qu’on appelle un génocide à domicile car des voisins et des familles s’entretuaient. La particularité de ce génocide réside dans le fait que les gens ont usé d’une grande créativité dans les tueries. De prime abord, c’est quelque chose qui aurait pu faire perdre confiance en l’humain et en soi. Cependant, ce n’est pas ça qui a empêché des personnes traumatisées de se reconstruire, un pays de se relever, d’oser remettre sur pied l’économie puis de faire en sorte que le peuple se réconcilie. Quand j’ai vu toutes les initiatives prises par les rwandais après 1994, je me suis dit : “Mais qui suis-je pour ne pas avancer ?”. Actuellement, l'état d’esprit qui définit la société rwandaise est qu’on ne souhaite pas être définis par notre passé, ni être prisonniers de la douleur. Cette façon de penser n’est pas uniquement partagée par les survivants, mais aussi par les enfants de bourreaux. Le Rwanda est fait des victimes, des bourreaux et de leurs enfants. Aujourd’hui, le pays est peuplé par une majorité de jeunes adultes et c’est beau de voir comment ils arrivent à vivre ensemble.
“Je souhaite garder la mémoire des êtres qui me sont chers, dont j’aimerais capturer la voix et l’image.”
Quand avez-vous su que jouer était fait pour vous ?
Je ne l’ai jamais su, mais lorsque j’ai découvert le jeu d’acteur j’ai ressenti de fortes émotions. À 11 ans, j'ai dû jouer un commissaire de police pour une pièce de l’école et pendant ma partie, toute ma classe s’est tu. Ce silence, je ne l’avais jamais vécu. Le fait de vivre quelqu’un d’autre au-delà de ma culture, de mon genre et d’y croire en voyant les autres y croire, c'était un sentiment très intense. Cela a éveillé beaucoup de curiosité en moi. Petit à petit, j’ai commencé à faire le lien entre ce que j’avais ressenti et ce que je voyais à la télévision.
Quel est votre long-métrage ou votre pièce de théâtre préférée ?
Un film qui m’a vraiment marquée et qui est l’un des tous premiers que j’ai vu, est : "Le Gorille dans la Brume" avec Sigourney Weaver. C’est un film de 1988 qui raconte la vie de Dian Fossey, une femme venue au Rwanda pour mener une étude sur les derniers gorilles. C’est un film qui m’a montré que la richesse du cinéma était d’être le gardien de la mémoire. J’ai pu voir le Rwanda des années 1950, que je n’ai jamais connu.
Vous êtes devant la caméra depuis presque toujours, auriez-vous envie d’être derrière la caméra pour d’autres projets ? Sur quel sujet aimeriez-vous travailler ?
Tous les artistes commencent par leurs propres histoires [Rires]. Mais j’écris aussi à propos de choses qui me touchent, de conversations que j’ai avec des amies, de sujets qui reviennent. Je souhaite garder la mémoire des êtres qui me sont chers, dont j’aimerais capturer la voix et l’image. À côté, je produis et je co-produis pour pouvoir apporter ma part à certains sujets et prêter ma voix à certains projets.
Qu’esquivez-vous dans le monde du cinéma ?
J’essaie d’esquiver le faux-semblant, d’aller vers le plus de naturel possible, dans mes relations comme dans mes conversations.
"Sans un bruit : Jour 1", en salles le 26 juin prochain.