INTERVIEW
Publié le
8 février 2024
Et si la redéfinition de soi était un passage obligé au cours d’une vie. Et si la rencontre avec la mort était la solution au retour de l’émerveillement. Et si cet instant passé à ses côtés nous faisait encore plus aimer la vie. Après avoir récemment accompagné le retour d’Audrey Tautou, dans le spectacle "Charlotte" à La Seine Musicale, sur la vie de la peintre Charlotte Salomon, l'auteur David Foenkinos rend une nouvelle fois hommage à cette dernière au début de son dernier livre La vie heureuse (Éditions Gallimard). A travers une cérémonie mortuaire et salvatrice découverte à Séoul, en Corée du Sud, l’écrivain raconte l’époque : celle de l'incertitude, des réseaux sociaux et du mouvement constant. Entre nostalgie heureuse, fuite en avant et introspection nécessaire, ce livre s’inscrit comme un guide moderne et positif pour partir à la reconquête de soi.
Rien de tel qu’un rendez-vous dans le jardin de la maison de Balzac (Paris XVIe) pour prendre de la hauteur. Avec une vue plongeante (ou presque) sur la tour Eiffel, ce vendredi, à 10h30, le lieu est baigné par une météo hivernale. Entre portraits réalisés à l’extérieur et entretien profond, entrecoupé du bruit de la machine à capuccino du petit café Rose Bakery, David Foenkinos revient sur les temps forts de son dernier livre, lui-même heurté par des questions existentielles liées au changement de vie.
"On devait même, pour aimer la vie, être une fois mort". C’est avec cette citation de l’artiste peintre allemande Charlotte Salomon, décédé dans les camps d’Auschwitz en 1943, que vous commencez votre livre. Pourquoi l’avoir choisie pour parler de 2ème chance ou de résurrection ?
Charlotte, c’est mon obsession ! J’ai écrit des livres, j’ai fait des films mais, parallèlement à cela, je travaille beaucoup à la mémoire de Charlotte Salomon. C’est notamment, pour cela, qu’en janvier dernier, j’ai monté un spectacle sur elle avec Audrey Tautou. J’ai toujours une part de moi très lié à ce livre et à l’histoire de cette femme. Si j’ai été autant fasciné par Charlotte Salomon, c’est aussi parce qu’elle était en résonance avec des choses qui me touchaient. On ne peut pas travailler autant sur un artiste s’il n’y a pas autre chose qui dépasse la simple admiration. Tous les thèmes qui traversent sa vie, notamment la façon avec laquelle elle a surmonté, par la beauté, par la peinture, par l’intelligence, toute la souffrance et toutes les morts qui rodaient autour de sa vie, c’est quelque chose que je trouve très beau. Il y a un lien très fort chez Charlotte Salomon entre la création et la renaissance. Moi qui ai le sentiment d’être mort une fois, cette phrase : "On devait même, pour aimer la vie, être une fois mort" me bouleverse vraiment. Cela ne veut pas dire que je souhaite à quiconque de mourir ! [Rires] C’était aussi, pour moi, une façon de considérer le fait que la mort n’était pas que quelque chose de morbide. La rencontre avec la mort et l’appréhension de la mort peuvent être des choses qui me propulse vers la beauté et vers l’amour. Je peux avoir tout le public gothique avec cette citation-là. [Rires]
Dans ce roman, Éric Kherson, personnage central, découvre, lors d’un voyage professionnel à Séoul (Corée du Sud), une cérémonie mortuaire, dans l’enseigne "Happy Life", qui l’aide à se recentrer et à se reconnecter à lui-même. Comment avez-vous découvert cette cérémonie où l’on est spectateur et acteur de sa mort ? L’avez-vous, vous-même testé ?
J’en avais entendu parler et je suis allé à Séoul pour la sortie de mon livre sur John Lennon. Une journaliste belge m’en a reparlé et j’ai commencé à regarder beaucoup de documentaires, des images et à me passionner pour ce rituel. J’ai lu plein de commentaires sur les forums qui racontaient à quel point c’était une sorte de thérapie de choc qui poussait vers la renaissance, d’une certaine manière. Je ne l’ai pas testé même si j’ai fait des photos pour Paris Match dans un cercueil ! J’ai bien aimé, j’ai adoré ça ! Je vous conseille, d’ailleurs, un petit passage dans un cercueil ! Pour Figaro TV, j’ai vraiment été dans un cercueil avec une éloge funèbre. C’était assez drôle car le présentateur a dit : "Il vient de présenter ‘La vie heureuse’. Son éditeur est très heureux d’apprendre sa mort parce que ça booste les ventes !" [Rires] Je n’ai pas eu besoin de faire vraiment l’expérience car j’ai eu une expérience de mort imminente à 16 ans et j’ai eu le sentiment de comprendre à quel point la rencontre avec la mort peut être bénéfique. J’ai beaucoup de propositions, notamment celle de faire un documentaire sur ce sujet. Je pense aller en Corée du Sud le faire, et surtout, on proposera à différentes personnes d’essayer le rituel. On leur fera des interviews pour avoir leurs ressentis. J’ai besoin de le faire aussi pour mieux questionner les gens ensuite.
En 2020, Santé Publique France donnait les chiffres de 14% d’état dépressif chez les adultes et 20% chez les 18-24 ans, notamment en raison de l’épidémie de Covid. L'Agence nationale de santé publique vient d’en dévoiler de nouveaux et notamment une hausse des pensées suicidaires des 18-24 ans… Tout comme dans votre livre, pensez-vous que ce type de rituel serait bien reçu en France ?
Oui j’en suis certain. C’est un phénomène en Corée, beaucoup de jeunes le font. Il y a une angoisse, une pression sociale qui entraîne un taux de suicide très fort chez les jeunes. Il y a beaucoup d’inquiétude par rapport à l’avenir. Le mal-être est grandissant. Je pense que ça ne coûte rien d’essayer. Si ça ne te fait rien, ce n’est pas grave. La simple idée de se dire qu’un jeune en mal de vivre pourrait expérimenter physiquement cela et aller mieux, serait formidable. Il est évident que toutes les angoisses existentielles générées par le Covid et le désir de changer de vie de plein de gens sont liés à la fragilité que l’on a traversé à ce moment-là.
"Je ne suis pas sur les autres réseaux sinon je passerais ma vie à regarder celle des autres."
Le livre tape beaucoup sur les réseaux sociaux. Notamment à travers le comportement du personnage d’Amélie, qui aime s’adonner à "un étalage du bonheur" sur Instagram, un véritable "roman-photo" où son mari devient "prisonnier d’une vie artificielle" ; mais aussi des dangers pour les jeunes qui regardent la vie des uns et des autres, une sorte de "poison de la comparaison". Vous pensez vraiment que cette attitude est "la promesse d’un précipice" ?
Cela reste le point de vue du personnage d’Éric. On ne peut pas nier qu’il y a une part des réseaux sociaux très liée à l’étalage ou à l’idée de montrer le meilleur de soi-même, même parfois d’une façon superficielle. Il y avait un épisode incroyable de Black Mirror et cette soumission à la folie du "like". Cela peut être très compliqué de se construire en étant soumis, sans arrêt, à l’avis des autres. C’est la première fois que ça arrive dans l’histoire de l’humanité. Tu évalues énormément ton bonheur, ton épanouissement et ta vie heureuse en fonction de ceux des autres. C’est une modification très forte. En ce qui me concerne, je trouve cela formidable. A titre personnel, on a beaucoup décrié que les jeunes ne lisaient pas, par exemple, alors que Bookstagram ou même sur TikTok, ça a été énorme. TikTok a quand même été partenaire du dernier salon du livre de Paris. Je vois toute la nouvelle génération qui lit mes livres et beaucoup grâce à cette plateforme ! Personnellement, j’ai juste un Facebook, qui est une sorte de territoire en déclin ! Ça me va très bien car les quelques personnes qui vont me trouver sont vraiment des téméraires ou des acharnés de la conquête ! Je ne suis pas sur les autres réseaux par souci de ne pas être trop accaparé par tout cela, sinon je passerais ma vie à regarder celle des autres. Quand on est écrivain, on est tellement animé par la curiosité, et le voyeurisme d’une certaine manière.
Dans le récit, le programme prend donc de l’ampleur en France. Un divertissement télé "Un enterrement presque parfait" voit même le jour, en écho aux émissions déjà existantes… Comment vous imagineriez votre cérémonie funèbre ? Sur du Daft Punk ?!
C’est incroyable parce que ça fait un mois que je fais de l’interview et personne ne m’a parlé de ces références ! Tu es la première ! Pourtant je trouve ça drôle aussi ! J’ai coupé pas mal de pages sur la satire mais je me suis dit que si le rituel venait en France, et qu’il y avait un désir de vivre cette expérience, il pourrait y avoir certaines conséquences ! Comme les Smart Box où l’on t’offrirait une petite cérémonie de cercueil, c’est plausible ! Juste après, j’ai imaginé cette émission. Je suis super fan de "Quatre mariages pour une lune de miel", c’est une vraie passion pour moi ! Je regarde plein d’émissions improbables, j’adore. Je connais très très bien la télévision, comme "Touche pas à mon poste" ou d’autres émissions qui me passionnent. Dans "Quatre mariages pour une lune de miel", c’est bien quand ils critiquent vraiment, c’est un peu trop édulcoré maintenant. Je n’aime pas la nouvelle version avec le spécialiste qui vient… [Rires] J’imaginais tellement la version "enterrement". Si on fait filmer son mariage, c’est qu’on peut le faire pour un enterrement en jugeant la cérémonie, la musique, la qualité des invités, le lieu... En ce qui concerne ma propre cérémonie, je ne sais pas. Ça dépend des jours. Hier, j’étais dans un taxi, qui passait Debussy et ça m’a émerveillé. Peut-être que si on se voit demain, je dirai Michel Berger ou "Brûler le feu" de Juliette Armanet. Pour une incinération, ça peut être pas mal !
Lors d’une interview sur France TV, vous avez expliqué votre intérêt pour l’astrologie, et dans votre livre, vous y faites référence dans une note de bas de page, en soulignant le côté scindé, donc gémeaux d’Amélie. Quel serait le signe d’Éric ? Pourquoi ?
Je pense qu’il a la mélancolie des capricornes. Ah ce serait un bon titre ! Non, c’est ringard ! [Rires] On n’a pas sa date de naissance dans le livre. Je ne suis pas impliqué au point de faire le thème astral de mes personnages mais, peut-être parce que j’ai été gravement malade, j’ai un rapport assez mystique aux choses. J’adore calculer les dates, les signes, c’est tout un plaisir du signe.
"Je suis en connexion permanente avec le passé."
Avez-vous des points communs avec Éric ?
J’ai beaucoup de points communs avec mes personnages. Il y a le tennis, même si, maintenant, je suis plutôt passé au padel. C’est le tennis des vieux ! C’est marrant, je ne peux pas te dire précisément mais j’ai le sentiment d’être dans tous les personnages. Je me sens beaucoup plus proche d’Amélie. C’est le personnage que j’aime le plus dans le livre. Elle me touche énormément, j’adore son envie de bien faire, son ambition et sa désillusion me bouleverse. Pour Éric, il y a peut-être ce rapport à la paternité qui est une souffrance pour lui, ce qui n’est pas du tout le cas pour moi puisque c’est l’essentiel de ma vie d’être avec mes enfants. Mais je peux comprendre que tant qu’il n’a pas réparé cette relation blessée, il ne peut pas trouver l’épanouissement.
Vous répétez en boucle le nom de la grande enseigne de vêtements de sport, Decathlon, dans laquelle Éric a gravi les échelons, avant de rejoindre Amélie et ses ambitions ministérielles. Vous souhaitiez, à travers cela, générer un comique de répétition ou montrer le caractère obsessionnel du personnage pour son job ?
C’est toi qui as repéré ça car tu as une lecture particulière ! Je ne me suis pas rendu compte que je le répétais ! Il travaille chez Decathlon et c’est très important. Le cœur du livre repose sur un rituel qui peut paraître étrange et mystique. Tout à l’heure, tu n’étais pas convaincue par l’idée d’être enfermée, ça te semblait extrême. J’avais besoin, d’une certaine manière, de contrebalancer de façon forte ce rituel par la vie concrète. C’est une des rares fois, dans mes romans, où la vie concrète est très présente. Decathlon ancre dans une réalité et, tout comme pour elle (Amélie) au ministère avec des vrais personnes comme Alexis Kohler, Jean-Baptiste Lemoyne… C’est quelque chose que je ne fais pratiquement jamais. Dans La délicatesse, les personnages parlent tout le temps du "Dossier 114" et on ne sait même pas ce que c’est… Ce qui m’intéressait, c’est la psychologie amoureuse. Ici, je pense que j’ai un peu appuyé, de manière inconsciente, la vie concrète avant d’arriver à la vie étrange. Je n’ai pas été sponsorisé par Decathlon et je n’ai pas eu de raquette gratuite. [Rires] Ce qui m’amusait plus, c’est que l’on dise à un personnage au bout du rouleau : "Alors à fond la forme !" Mais bon, ce sont des blagues d’écrivain dépressif !
Au moment où Éric accomplit cette cérémonie coréenne, où l’on simule un départ vers l’au-delà, il fait cette constatation de sa vie, qui parlera peut-être à tous : "Il y avait une nette domination des manquements sur les réussites". Quels sont les vôtres aujourd’hui ?
Je suis certain que si je me mets dans le cercueil et que je réfléchis au parcours de ma vie, la première chose qui va me venir en tête, c’est ce que j’ai raté ou ce qui complique ma vie, qui peut être assez douloureux. Je ne me dirai pas : "Tiens génial, j’ai eu le Prix Renaudot ou le Goncourt des lycéens !". Je pense qu’il y a une domination des manquements. Même si je suis quelqu’un d’assez positif, dans ma façon de voir les choses, parce que je suis un survivant d’une certaine manière, je me réjouis des choses mais je suis encombré par les ratages.
Éric a du mal à faire le deuil de son père ; Amélie parle souvent de "racines", de "retour aux sources" en Bretagne ; la mère d’Éric fait une sorte de pèlerinage en Pologne sur les traces de son défunt mari ; Magali Desmoulins crée un groupe Facebook pour retrouver des anciens camarades de son collège… Il y a beaucoup de nostalgie… Outre la dépression, ne serait-elle pas, elle aussi, la maladie du siècle ?
Merci de l’avoir lu si attentivement, ça me touche. Je suis très animé par la nostalgie, mais pas par une nostalgie triste, une nostalgie plutôt joyeuse. Je suis en connexion permanente avec le passé. J’aime aussi bien me replonger dans un souvenir difficile qui peut créer de l’amertume ou du manque. C’est assez beau de le revisiter à l’aune de ce qui a pu être beau dans la difficulté. Je pense qu’i y a une forme de clé ou de réparation dans le passé. J’ai le sentiment qu’on peut y trouver beaucoup de solutions à nos improbabilités ou à nos fragilités. C’est notamment le cas de la scène en Pologne, quand la mère d’Éric va aux pieds de l’immeuble de son défunt mari, c’est très symbolique pour moi.
"Je vois partout, autour de moi, des vies qui changent de trajectoire."
Ce livre parle, avant tout, de la redéfinition de soi. C’est un moment auquel on n’échappe pas au cours d’une vie ?
J’espère ! Je m’inquièterais pour les gens qui ne se questionnent pas. Je pense que c’est l’essence de toute chose. C’est pour cela que j’ai mis en quatrième de couverture : "Jamais aucune époque n’a autant été marquée par le désir de changer de vie". Je vois partout, autour de moi, des vies qui changent de trajectoire. A la génération de mes parents, on restait toute sa vie dans la même boîte. Aujourd’hui, il y a une multitude des possibles, tout le monde veut devenir professeur de yoga… ! C’est peut-être aussi très lié aux réseaux sociaux. L’accès à la vie des autres fait que tu t’interroges sur la tienne. En tout cas, ton propre rapport à l’épanouissement, à la réussite ou à l’échec est conditionné par la vie des autres et les injonctions qu’on peut recevoir. Il y a aussi ce besoin de se redéfinir dans les moments de crise. C’est pareil dans la vie amoureuse. Très souvent, on se laisse embarquer dans des zones grises, qui ne sont, ni un bien-être, ni un mal-être. On peut être bien avec une personne mais si on interroge son véritable épanouissement, on peut se poser la question de son véritable désir… Et donc… Il faut larguer l’autre ! [Rires] Je plaisante, mais il faut se poser la question. Parfois, on est un passager un peu soumis aux choses de la vie.
Éric Kherson a longtemps pratiqué "l'adultère du réel", une fuite en avant pour éviter d’affronter ce qu’il avait du mal à guérir au fond. Tout comme lui, esquivez-vous quelque chose dans l’écriture ?
J’ai le sentiment que ce n’est pas un hasard si je suis un écrivain de fiction. Je pourrais, comme beaucoup d’écrivains, raconter des expériences personnelles. Je suis quelqu’un assez secret, c’est peut-être mon côté scorpion. Je n’utilise absolument pas le territoire romanesque pour raconter des choses personnelles, même si je pense que si on lit mes livres, les uns après les autres, on peut comprendre la façon dont je vois les choses ou comment je les ressens. Il y a une part très personnelle de moi dans mes romans. Pour moi, ce n’est pas vraiment une fuite mais une infidélité à moi-même. C’est le sentiment d’aller ailleurs. J’en ai vraiment besoin. Écrire est parfois difficile mais c’est un besoin vital.
Vous pensez avoir atteint l’objectif de beaucoup : une vie heureuse ?
A plein d’égard, oui. Mais je ne peux pas répondre positivement à cette question, malheureusement.
C’est bon pour moi !
Ah oui ?! On termine sur un truc hyper déprimant ! [Rires]
"La vie heureuse" de David Foenkinos, aux éditions Gallimard.
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