INTERVIEW

Charles Carmignac : "Nous souhaitons étoffer la proposition de la Villa Carmignac à Porquerolles en ouvrant d’autres lieux."

Publié le

3 septembre 2022

Une collection d’art contemporain de plus de 300 œuvres et un Prix du photojournalisme soutenant un reportage d’investigation dans une région fragilisée du monde sont les deux pans majeurs de la Fondation Carmignac. Directeur de cette dernière depuis 2017, Charles Carmignac a participé avec détermination à l’ouverture au public de la Villa Carmignac sur l’île de Porquerolles l’année suivante. Avide de rencontres et d’expériences artistiques, l’ex-membre du groupe de musique Moriarty démultiplie les portes d’entrée pour démocratiser l’accès aux œuvres et à l’art contemporain.

Charles Carmignac ©Vincent Lappartient

C’est au siège de la Fondation Carmignac (Paris 1er) que son directeur, Charles Carmignac, nous donne rendez-vous. Dans un premier salon, la maquette de la Villa Carmignac fait face à une œuvre de l’audacieux artiste italien Maurizio Cattelan mais c’est dans une salle de réunion, entouré d’autres tableaux de maîtres, que l’ex-journaliste, auteur d’énigmes et membre du groupe de musique Moriarty aborde les projets artistiques d’envergure ambitionnés par la Fondation. Attaché aux grands noms de l’art contemporain, il souligne avec entrain son appétence à dénicher aussi de jeunes artistes encore méconnus.

Vous dirigez la Fondation Carmignac depuis 2017. Que vous ont apporté vos expériences passées dans le journalisme et la musique pour gérer cette Fondation ?

Il y a un fil qui relie toutes les expériences par lesquelles je suis passé : c’est le fait de raconter des histoires. La réalisation d’enquêtes journalistiques, l’écriture d’énigmes ou l’organisation d’exposition tournent autour de ça. La Villa Carmignac est sur une île et quand on prend le bateau pour s’y rendre, l’imaginaire s’emballe avec cette impression que quelque chose peut se passer. L’île représente un territoire nouveau et nous essayons de proposer des programmes culturels filés par la narration. Mon expérience dans le journalisme a développé chez moi le goût de l’enquête et du récit, qui continue à s’exprimer par procuration à travers les reportages du Prix Carmignac. Concernant la musique, Moriarty est un groupe de folk-rock, un genre dont la tradition est de raconter des histoires. La musique développe aussi une forme d’écoute. Une écoute du lieu était indispensable pour savoir ce qu’il avait à dire, notamment l’énergie en présence, les forces cosmiques, le passé du lieu mais aussi les personnes qui y vivent. D’ailleurs, le projet "Mur-mures" qui est réalisé chaque année avec les habitants de Porquerolles, qui présente leurs portraits sonores au milieu des œuvres de grands artistes internationaux. Sur un plan plus spirituel, la musique est pour moi le vecteur non-végétal le plus rapide pour changer d’état. L’île peut aussi produire ça : c’est toute la richesse symbolique du passage sur l’autre rive. Afin de favoriser ces explorations intérieures, on souhaite éviter qu’il y ait trop de monde en même temps dans le musée. Il y a 50 personnes maximum par demi-heure, on peut être seul devant une oeuvre et la visite se fait pieds nus. Des rituels de connexion au lieu sont proposés à l’arrivée : une tisane et un verre d’eau de rosée, permettant au corps d’absorber les informations contenues dans la terre et l’air du lieu.

La Fondation Carmignac valorise l’art contemporain. Si vous deviez expliquer à un jeune public, en quelques mots, ce qu’on appelle couramment "l’art contemporain" et ses enjeux dans le monde de la culture…

La définition de l’art contemporain est assez claire. Il s’agit de toutes les œuvres réalisées après la seconde guerre mondiale. C’est d’ailleurs la majeure partie de notre collection. Quant à ses enjeux dans le monde de la culture, j’ai l’impression que l’art contemporain se décloisonne. Beaucoup d’artistes s’intéressent à différents médiums : sculpture, peinture, installation... mais aussi son, image numérique ou performance. Ils développent des talents protéiformes qui s’entremêlent davantage. C’est finalement l’expression de notre époque.

La Villa Carmignac©Vincent Lappartient

La Villa Carmignac sur l’île de Porquerolles est ouverte au public depuis juin 2018, à votre initiative ?

Je suis arrivé dans le projet il y a 6 ans, en 2017, à la fin du cycle de Moriarty. A ce moment-là, j’ai vécu plein d’histoires spirituelles et amicales sur l’île, au moment où mon père [Édouard Carmignac, créateur de la Fondation Carmignac, ndlr] développait cette idée d’ouverture au public. Il a eu une véritable vision du potentiel du lieu mais à mon arrivée, tout était compliqué en termes d’autorisations. Il y a eu un gros travail de communication. Avec mon acolyte Stephan Zimmerli du groupe Moriarty, nous avons fait une partition du projet pour que tous les intervenants : artistes, architectes, designers, paysagistes s’accordent entre eux et jouent la même musique. Cela a mis tout le monde au diapason, et, un an et demi plus tard, l’ouverture, très émouvante, a pu avoir lieu.

"La rencontre avec l’art est facilitée car les visiteurs se rendent dans la maison d’un collectionneur."

C’est une volonté de démocratiser l’accès aux œuvres à un public plus large et de renforcer l’envergure de la Fondation ?

Mon père a toujours aimé partager sa passion et la collection, d’où cette idée d’ouvrir la Fondation au public. Il a choisi un site très populaire et a conservé l’architecture extérieure existante pour donner accès à une maison et non à un grand musée ou une grande institution, qui peuvent intimider lorsqu’on n’est pas souvent en contact avec l’art contemporain. Accueillir des gens chez soi met les visiteurs plus à l’aise. La rencontre avec l’art est facilitée car les visiteurs se rendent dans la maison d’un collectionneur, on est chez quelqu’un. Cette décontraction favorise les vraies rencontres esthétiques comme le jour où la sécurité m’a appelé pour me dire qu’il y avait une personne assise devant un tableau depuis 4h ! Je me souviens particulièrement de cet homme qui voyait toute sa vie dans un tableau abstrait du peintre allemand Gerhard Richter. Parfois, les visiteurs découvrent pour la première fois physiquement un tableau de Jean-Michel Basquiat ou d’Andy Warhol, ce qui peut générer des émotions fortes. Encore, une fois, le fait d’être peu nombreux dans le musée et parfois seul face à une œuvre, ça augmente les chances d’une vraie rencontre.

Annabelle Cohen-Boulakia, fondatrice du club Millenn’Art, qui tend à permettre à la jeunesse créative d’accéder à des expositions, voire d’exposer, et réalise des partenariats avec de grandes fondations (Fondation Cartier, Centre Pompidou…) parle d’un plafond de verre dans le monde de l’art contemporain. Qu’en pensez-vous ?

Il y a des projets très respectables comme Art Explora ou le camion-musée MuMo dans lesquels l’art part à la rencontre des gens. Ce type d’initiatives est nécessaire pour rétablir un déséquilibre des profils qui fréquentent les musées, en raison de leurs classes sociales puisque c’est de cela dont on parle. Un travail de démocratisation culturelle et d’accès à la culture doit être réalisé - et a déjà commencé- ainsi qu’un accompagnement des publics. Les œuvres d’art contemporain que nous choisissons sont très accessibles et ont même vocation à plaire aux enfants. Il n’y a pas de plafond de verre à ce niveau-là même si nous cherchons aussi du sens avec des œuvres parfois plus conceptuelles qui empruntent des chemins moins immédiats. Nous essayons de proposer des œuvres pointues qui parlent à tous (familles et grand public, critiques d’art et collectionneurs), et c’est ce qui est le plus difficile à faire ! Autour des expositions, il y a toute une programmation de littérature, de cinéma, de musique qui sont des portes d’entrée plus populaires vers nos contenus d’art contemporain.

Charles Carmignac ©Vincent Lappartient

Cette année, vous faites la part belle à L’Odyssée d’Homère, dans Le Songe d’Ulysse. Une exposition interactive qui invite le visiteur à découvrir des artistes (Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois, Keith Haring…) dans un labyrinthe dénué de tous repères. Pourquoi cette histoire en particulier ?

C’est un thème que nous avions en tête depuis longtemps avec mon père. Ce livre nous a beaucoup marqué mais nous l’avons relu ensemble il y a peu. Des légendes sur l’île sont très vivaces, notamment celle de l’Alycastre où Ulysse, sur son retour, fait étape à Porquerolles et terrasse ce dragon des mers qui semait la terreur sur l’île. Il y a aussi eu un échange de correspondances avec l’écrivain Sylvain Tesson, que j’ai rencontré à Porquerolles lorsqu’il qui était dans son projet de livre Un été avec Homère, et avec qui j’avais discuté de cette ambition. C’est donc tout un faisceau d’indices qui a contribué à nous lancer dans cette histoire qui s’est concrétisée avec Francesco Stocchi, curateur italien au musée Boijmans Van Beuningen à Rotterdam et commissaire du Pavillon Ssuisse de la Biennale de Venise. Il nous a proposé une scénographie aventureuse en labyrinthe car il a considéré que le long voyage d’Ulysse était une sorte de grand labyrinthe dessiné sur la mer avec des impasses, des tours, des pièges, des épreuves, des énigmes rencontrés en chemin. Les œuvres ne parlent pas forcément d’Ulysse mais ce dédale de miroirs et autres trompe-l’œil invitent à une épopée initiatique jalonnée de rencontres esthétiques.

"Pour le Prix Carmignac, nous choisissons un sujet sur lequel un projet photographique peut avoir un véritable impact."

Vous distinguez le photojournalisme avec le Prix Carmignac. Cet été, la 12 édition du Prix Carmignac du photojournalisme s’intéressera au Venezuela. Cette distinction valorise la production d’un reportage photographique et journalistique d’investigation sur les violations des droits humains dans le monde et leurs enjeux géostratégiques. Le prisme de la guerre et de la violence est le meilleur moyen de raconter l’époque selon vous ?

Mon père a choisi cet angle et je l’ai élargi à l’environnement, plus particulièrement au droit à vivre dans un environnement sain. Il s’agit de raconter l’époque avec ses déséquilibres, ses menaces, ses excès… Ce sont des reportages sur l’humanité malmenée, celui sur la RDC du photographe Finbarr O’Reilly qui traduit très bien la difficulté de survivre quand on est complètement frappé par la violence. L’originalité du  projet de la Fondation, c’est d’un côté le photojournalisme qui raconte le monde de façon très réelle et frontale, et de l’autre l’art contemporain à Porquerolles qui contribue à réinventer ce monde à travers l’imaginaire des artistes.

La Villa Carmignac ©Vincent Lappartient

Les membres du jury évoluent dans les plus hautes sphères du journalisme et de l’image dans des éditoriaux internationaux. Quels critères sont pris en considération pour remporter ce prix ?

Le critère principal, c’est la force du projet. Nous recevons entre 150 et 200 dossiers… Nous définissons une zone et les photojournalistes proposent des angles. Le jury choisit ensuite celui sur lequel un projet photographique peut avoir un véritable impact, un sujet sur lequel les visuels manquent ou est sous-traité ou mal traité. Le lauréat est une personne légitime car nous nous assurons qu’elle connaisse le territoire, qu’elle ait un réseau sur place et qu’elle propose une analyse pertinente.

"C’est face à une œuvre d’art que je peux voir mon père se laisser déborder d’émotions."

Neil Young, les Rolling Stones ou Lou Reed ont performé pour la société Carmignac. Le logo de la société est même inspiré d’un portrait de votre père Édouard Carmignac, réalisé par Jean-Michel Basquiat à la Factory de New York, avec ce "C" entouré. Quand on côtoie ce genre de références, l’émerveillement est encore possible ?

Mon père peut est totalement s’émerveiller devant le travail de nouveaux artistes dans les galeries ou les foires. Il peut passer 1h devant la vidéo d’un artiste inconnu, par exemple. C’est face à une œuvre d’art que je peux le voir perdre son contrôle. En général, il n’est pas trop dans le lâcher-prise mais face à des portraits de femmes de Lichtenstein, il peut se laisser déborder d’émotions. Les multiples rencontres avec de grands artistes, dont ceux de la Factory à New York dans les années 1970-1980, n’ont pas altéré son envie de passer du temps dans les ateliers d’artistes, dans les foires ou dans les musées. D’ailleurs, il achète beaucoup d’œuvres d’artistes émergents et méconnus.

Parlez-nous de cette œuvre sonore imaginée par Soundwalk Collective qui permet aux visiteurs de traverser les paysages nocturnes du jardin au son des voix de Patti Smith et Charlotte Gainsbourg…

Nous souhaitions que les visiteurs rencontrent vraiment le lieu et qu’ils ne passent pas en surface, d’où l’idée de cette balade nocturne. C’est Soundwalk Collective, un collectif artistique fondé par Stephan Crasneanscki, qui propose aussi cela à New York, en Inde et dans différents endroits du monde. C’est assez magique car c’est très cinématographique. Vous marchez dans les paysages de Porquerolles de nuit, les soirs de pleine lune pour ne pas allumer de lampe et vous orienter uniquement avec la lumière lunaire. Le collectif a donc enregistré des sons de l’île, la nuit, diffusés dans le casque et qu’ils étirent vers le fantastique. Vous êtes guidé par la voix douce de Charlotte Gainsbourg qui vous raconte une histoire et qui est interrompue par Patti Smith, à la voix bien plus éraillée, similaire à une sorcière blanche. Vous partez de la Fondation mais l’aventure se poursuit en dehors et vous traversez les vignes, la forêt et toutes les petites veines qui mènent à la mer.

Ce n’est pas trop effrayant ?!

Quand vous vous perdez la nuit, dans une forêt, sur une île que vous ne connaissez pas, et si vous croisez des gens un peu sont fous, ça peut être effrayant, oui ! [Rires]

"Nous souhaitons étoffer la proposition de Porquerolles en ouvrant d’autres lieux."

En été, la Villa Carmignac se transforme également en un cinéma à ciel ouvert. Comment choisissez-vous la programmation ?

C’est toujours en écho avec l’exposition de l’année. Sur Le Songe d’Ulysse, ce sont dix films en lien avec l’Odyssée ou des errances et aventures initiatiques. Chaque film est introduit par un court-métrage d’étudiants ou d’artistes de l’exposition. Cette année, nous avons élargi la proposition en accueillant la première édition du Cinéclub Paradiso en dehors de la capitale…

La Villa Carmignac ©Vincent Lappartient

La création de la Dotation Design Parade Fondation Carmignac, dont les premiers lauréats sont Madeleine Oltra et Angelo de Taisne, renforce la diversité du champ des possibles artistiques au sein du domaine ?

Oui, toutes les formes d’art communiquent. Dès le départ, nous avons travaillé avec Agent M pour le mobilier intérieur et extérieur. Nous avions ensuite repéré différents artistes ou designers à l’occasion de la Design Parade à Hyères et Toulon et avons passé commande à Benoît Maire pour les transats du cinéma ou à Edgar Jayet pour le mobilier de sieste. Avec ce prix, nous avons finalement officialisé nos liens avec la Villa Noailles, notre illustre voisine.

La Fondation met en exergue différents médiums créatifs (image, film, bande sonore, musique…). Pensez-vous que le texte est tout aussi puissant ? Un évènement tourné vers la littérature serait envisageable ?

Nous prenons beaucoup de soin à choisir les livres de la librairie et avons identifié un magnifique lieu à Porquerolles pour de futures résidences d’écriture…

Si la Fondation devait se lancer dans un nouveau projet d’envergure, lequel serait-ce ?

Nous souhaitons étoffer la proposition de Porquerolles en ouvrant d’autres lieux. Pour l’instant il y a la Fondation mais il y a un d’ancien réservoir d’eau gigantesque en béton de 30 mètres de diamètre, en forme de cylindre dans la forêt. Un nouveau site vertigineux à développer avec un immense potentiel artistique… Nous sommes aussi en discussion avec le Parc national de Port-Cros pour réouvrir de vieux forts du XVIe et XVIIe siècles abandonnés sur l’île. C’est ce qui a été fait avec le Fort Sainte-Agathe pour lequel nous avons co-financé sa rénovation, permettant chaque année d’accueillir des projets artistiques liés à l’exposition et à l’environnement. Nous souhaitons donc étendre les propositions artistiques avec de nouveaux lieux à Porquerolles et développer de nouveaux formats, la nuit par exemple. Et sous l’eau aussi… !

Toute la programmation de la Fondation Carmignac est à retrouver ici : https://www.fondationcarmignac.com/fr/

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