INTERVIEW
Publié le
16 octobre 2025
Le nouvel album, UNFURL, d’Asaf Avidan est sorti il y a quelques jours. C’est son huitième. À l'intérieur, un voyage rêveur dans les profondeurs de l’inconscient, entre ce qui s’ancre et ce qui flotte. Le conscient et l’inconscient. L’artiste conte une étape psychologique de son parcours au travers d’une multitude d’instruments, de genres, qui s'entremêlent parfois dans un seul morceau. Un album aux allures de bande originale, autour de laquelle chaque auditeur réalisera son film, c’est la volonté d’Asaf Avidan. De création en création, il travaille sur lui-même, creuse, des abysses aux surfaces, navigue entre la recherche de soi, la spiritualité et la philosophie. Désormais l'œuvre est là, et prête à épouser les contours de tous ceux qui décident de l'écouter. Pour S-quive, il a parlé avec transparence de lui-même, minutieux, il a pesé ses mots, reformulé ses phrases… volonté manifeste d’expliquer ce qui ne peut, peut-être, pas l'être : sentiments, sensations, une quête profondément intime, qui devient universelle. Pas simple. Toujours est-il, lui pense que la musique recueille et apaise les douleurs des hommes, est politique, sincèrement humaine et absolument nécessaire. Entre rêve, philosophie et orchestrations grandioses, il sera les 4 et 5 novembre prochains au Grand Rex, à Paris. Rencontre.

UNFURL est décrit comme un voyage entre conscient et inconscient. À quel moment avez-vous senti que cet album devait naître ? Y a-t-il eu une impulsion particulière ?
C’est une longue histoire. Mes albums sont toujours une fouille archéologique de moi-même. Chaque album constitue une autre couche d’un voyage sur la découverte de soi. Je ne dis pas que je suis unique, justement, je pense que si tu creuses assez profondément, ce que tu trouves devient moins personnel et plus universel, tu atteins un niveau fondamental des émotions. Et ça, ça m’intéresse.
Il n’y a donc pas de déclic particulier, c’est un processus.
Oui, ça prend énormément de temps. Tu ne peux pas aller directement du point A à Z. Dans Anagnorisis, mon dernier album, je suis tombé sur quelque chose qui m’a surpris. Comme en sciences naturelles : plus on observe un objet simple, plus on découvre de molécules, de désordre et de complexité. Plus je creusais au fond de moi-même, plus cela devenait flou, chaotique, au lieu de devenir plus clair. Pendant la création, j’ai eu comme une rupture avec l’existence ordinaire. Je sais que ça paraît un peu fou ! C'était comme les gens qui vivent un mauvais trip de LSD et dont la réalité ne redevient jamais vraiment en focus. C’est un peu ce que j’ai ressenti, simplement à force de méditer. C'était il y a 5 ans, depuis j’en suis revenu mais il y a toujours comme un torrent qui coule au fond de ma tête. Et si je me concentre dessus, je me dis : "Oh, j’ai envie d’y retourner". Et c’est ça l’album Unfurl : comment retourner là-bas ? À quel point j’ai peur de lâcher prise ? À quel point c’est à la fois attirant et merveilleux d’être connecté à tout et à rien ? Je sais, c’est très philosophique !
"L’art doit être spécifique pour l’artiste, mais également suffisamment abstrait pour que l’auditeur ou le spectateur puisse s’y projeter."
En lisant votre biographie, on constate une vie faite de mouvements, professionnels, personnels, géographiques. Beaucoup redoutent le changement ou refusent de l’admettre. Vous, vous semblez l’accepter pleinement et en faire une force créative. Alors, entre Asaf Avidan qui découvre sa première guitare et celui de cet album, y a-t-il au moins une chose qui n’a pas changé ?
Très bonne question ! Je pense que ce noyau universel dont je parlais ne change pas. Tu peux grandir, muter, apprendre la patience ou l’impatience. Tu peux apprendre la colère ou l’amour. Mais ce noyau de conscience, depuis que je me souviens de moi, à cinq ans, en train de demander à ma mère : "Pourquoi on meurt ?" … Ces choses sont toujours là. Je pense que j’ai juste des angles de vue différents maintenant. Et ce qui est intéressant, c’est ce que j’ai dit plus tôt : je pense que tout le monde les a. Je ne suis pas unique.
Vous faites référence aux théories de Carl Jung. Pouvez-vous expliquer pourquoi et comment ces influences philosophiques ont accompagné la construction de l’album ?
Ce n’est pas vraiment la philosophie de Jung qui m’intéressait, mais ses méthodes. Je le connaissais comme l’un des pères de la psychanalyse et l’inventeur de l’inconscient. J’avais lu L’Homme et ses symboles et d’autres textes sur les archétypes. Mais ce qui m’a vraiment marqué, c’est Le Livre Rouge, publié après sa mort : une quête spirituelle non religieuse autour de l’inconscient. J’ai trouvé fascinant que même un penseur aussi rationnel ressente le besoin de chercher quelque chose de plus grand que soi. Joseph Campbell, un des principaux penseurs sur ce sujet, lui, a prolongé plus tard cette réflexion dans le domaine du mythe. En étudiant les récits du monde entier, il a découvert des structures et des figures universelles, preuve qu’il existe sans doute un besoin psychologique commun de créer des héros et des histoires. En tant qu’occidental non croyant, je me suis demandé : en quoi peut-on encore croire ? Peut-être en soi, comme dans certaines philosophies orientales où le soi et le cosmos ne font qu’un. Pour revenir à Jung, ce qui m’a le plus captivé c’est sa technique pour dialoguer avec l’inconscient. Il ne voulait pas seulement interpréter les rêves, mais apprendre à y entrer consciemment, grâce à ce qu’il appelait l’imagination active, une sorte de méditation guidée par soi-même. J’ai pratiqué cet exercice pendant un an, sans succès, j’ai même essayé de tenir un journal des rêves sans succès non plus. J’écrivais des choses mais rien ne me semblait assez sincère. Jusqu’au jour où quelque chose s’est ouvert, sans que je sache expliquer pourquoi. C’est à ce moment-là que l’album a commencé à prendre forme.
Il y a une dimension orchestrale avec quarante musiciens et un enregistrement aux studios Miraval. Qu’est-ce que vous cherchiez à atteindre, musicalement, que vous n’aviez peut-être pas encore expérimenté ?
Je cherchais une approche maximaliste. Je trouve beaucoup de musique contemporaine très minimalistes. Il y a le beat, et il y a les paroles. J’avais l’impression que les expériences que j’essayais de dépeindre étaient très riches, très confuses. Il y a une mélodie, mais il y a aussi une contre-mélodie, une harmonie, et une autre harmonie encore… Je voulais qu’il y ait plus de musique dans une minute de mon album que dans cent minutes d’autres albums que j’entends aujourd’hui. Une richesse, et un hommage aux compositeurs des années 1940, en particulier ceux du cinéma des années 1940 et 1950 comme Bernard Herrmann, qui a fait les films d’Hitchcock, ou John Barry, qui a fait les anciens James Bond. Tous ces types de musiques très classes, très riches, très sophistiquées qu’on n’entend plus vraiment dans la musique d’aujourd’hui. Et je trouvais qu’elles faisaient vraiment partie de cette expérience très cinématographique.
Cet album ressemble justement à une bande originale sur laquelle chacun peut imaginer son propre film. Était-ce votre intention, que chacun puisse se l’approprier ?
Oui, absolument ! Que chacun puisse imaginer sa propre histoire. Je pense que l’art doit être spécifique pour l’artiste, mais également suffisamment abstrait pour que l’auditeur ou le spectateur puisse s’y projeter. Sinon, il n’y a pas d’empathie. Je voulais créer un paysage pour que tu puisses y marcher. Et si tu ne vois que moi, ça ne va pas. Mais si tu trouves un endroit qui te permettra de voir un reflet de toi-même, alors c’est là que ça devient intéressant… Et vous, avez-vous imaginé votre propre film en le créant ? Des visions, mais ce n’est pas comme du cinéma complet. C’est plutôt comme un rêve. Je vois une couleur ou un lieu, parce que j’utilise la chanson de la même manière que toi, j’essaye de m’y retrouver aussi.
"La plus grande capacité d’un artiste, c’est d’être capable de supporter la douleur qui accompagne la création, pour aider les autres à ne pas avoir à traverser cette douleur."
Vous êtes connu pour éviter tout artifice : pas d’autotune, pas d’ordinateurs, pas de playback. Pourquoi ce choix, aujourd’hui, dans une industrie qui fait souvent l’inverse ?
Ce n’est pas entièrement vrai. J’ai récemment fait trois clips qui ont été tournés avec toute une équipe. Mais j’ai aussi sorti une vidéo que j’ai réalisée avec des générateurs vidéo d’IA, parce que je trouvais ça très onirique ! Et je pense qu’avec la technologie, à ce stade on peut parfois voir que ce n’est pas réel. C’est justement cet endroit, entre le réel et l’irréel, qui convient très bien pour représenter l’état de rêve. Plus globalement, je pense que la musique et l’art ont un rôle très important dans la société, qu’ils sont des langages de l’universalité entre nous tous. Et je sais que c’est un cliché, mais je le crois vraiment. Un des rôles de l’art, c’est justement de traverser les échecs, la saleté et la souffrance. La plus grande capacité d’un artiste, c’est d’être capable de supporter la douleur qui accompagne la création, pour aider les autres à ne pas avoir à traverser cette douleur. Il y a une beauté humaine là-dedans, que je pense qu’on est en train de la perdre en essayant de créer des processus de création plus simples, ou des méthodes plus rapides.

Vous ne reculez pas lorsqu’il s’agit de prendre parti sur des sujets de société. Nous vivons une période anxiogène à bien des égards. Qu’est-ce que vous faites, vous, pour vous rassurer ?
C’est difficile. On vit dans une époque où l’idée que les démocraties libérales capitalistes allaient résoudre les problèmes du monde a échoué, depuis les années 1990, on assiste à une lente dégradation de cet idéal. Le monde devient de plus en plus complexe, de plus en plus injuste, et de plus en plus dangereux pour beaucoup de gens, avec le réchauffement climatique, l’IA, les écarts entre les ultra-riches et une classe moyenne. Et encore et encore, je ressens que les gens ont besoin de s’accrocher à deux idées : le bien et le mal, le "nous" et le "eux". C’est très facile de diviser le monde en juste 2 parties et je pense que c’est un langage très dangereux, c’est le langage des populistes. Donc j’ai peur, comme tout le monde, de tout ce qui se passe, mais je pense que plonger dans la complexité, au lieu de m’en détourner, ça m’intéresse. Plutôt que de simplement décider de quel côté je suis, je trouve du réconfort dans les choses où je découvre, j’apprends. Je trouve également beaucoup de réconfort dans la nature, mais pas parce que la nature est facile ou bonne. Tout essaie de tuer tout pour survivre. Je vis dans une grande étendue de nature et tu vois les plantes grimper les unes sur les autres pour atteindre le soleil. Tu vois des arbres mourir, des vers manger d’autres choses… Il y a toujours un cycle, un recyclage. Et c’est vivant, c’est désordonné… Il y a une beauté, c’est là que je trouve la paix.
Qu’est-ce qu’il faudrait esquiver quand on est un artiste aujourd’hui ?
Les réponses faciles. Vraiment. Ce noir et blanc. Un artiste doit plonger dans le gris.
"UNFURL", Asaf Avidan, disponible partout.