INTERVIEW

Arthur Toscan du Plantier : "Grâce à ‘1 immeuble 1 œuvre’, plus d’un million de personnes est confronté, au quotidien, à la création contemporaine."

Publié le

6 décembre 2023

Favoriser l’accès à la culture et accentuer les liens humains et le dialogue par l’art. Tels sont les objectifs visés par le programme "1 immeuble 1 œuvre" initié en 2015 par le groupe immobilier Emerige et le ministère de la culture. Pour valoriser ce projet culturel engagé, Arthur Toscan du Plantier, ancien conseiller de la ministre de la Culture et Directeur Général adjoint d’Emerige, déploie avec conviction cette envie de propager l’art contemporain dans les villes et en dehors. De Daniel Buren à Eva Jospin, en passant par Olafur Eliasson, moult artistes à la renommée internationale ont déjà participé à cette aventure d’envergure qui soutient également la création émergente. Attaché aux valeurs de transmission et de partage, Arthur Toscan du Plantier est aussi président de l’association La Source Garouste - Paris. Un rôle qui lui tient à cœur et dont il nous parle avec passion, à quelques jours de la 26e vente aux enchères prévue pour soutenir, les actions de l’association qui bénéficie chaque année à plus de 13 000 jeunes en grande fragilité.

Arthur Toscan du Plantier / Outrages - Partie d'échecs - portrait 31 Garouste x EBB

C’est au Bonnie, restaurant de l’hôtel SO/Paris (Paris IVe), que le rendez-vous est donné. Dans ce sublime immeuble réhabilité par le Pritzker David Chipperfield, qui expose l’œuvre The Seeing City réalisée par l’artiste dano-islandais Olafur Eliasson dans le cadre du programme "1 immeuble 1 œuvre", Arthur Toscan du Plantier revient sur la genèse de ce projet et les enjeux fondamentaux liés à la démocratisation de l’art dans tout l’hexagone.

Nous sommes au Bonnie, restaurant de l’hôtel SO/Paris, un des lieux où le programme "1 immeuble 1 œuvre", qui place la création artistique au cœur de l’espace public, a été instauré. Pouvez-vous nous parler de la naissance de ce projet ?

Commençons par parler de l’endroit où nous sommes ! Il s’agit de Morland Mixité Capitale dans le 4ème arrondissement, programme innovant, porté par Emerige, qui comprend 11 usages et qui repose sur l’idée que la mixité des usages crée la mixité des publics. A cette occasion, nous avons commandé des œuvres et les avons installées dans cet immeuble unique à Paris. Parmi les artistes sollicités figurent Olafur Eliasson, Alice Guittard et Mohamed Bourouissa. Ces commandes s’inscrivent dans le cadre du programme "1 immeuble 1 œuvre" lancé en 2015 dont Emerige est à l’initiative avec le ministère de la Culture. Il s’agit d’une charte par laquelle les entreprises s’engagent à commander une œuvre à un artiste et à l’installer dans tous les programmes immobiliers construits ou réhabilités. Depuis longtemps des acteurs de l’immobilier installaient de l’art dans leurs immeubles. Nous avons souhaité transformer des initiatives individuelles en une initiative collective et systémique. Signée par 13 premières entreprises, elles sont aujourd’hui 85 et plus de 700 œuvres ont été commandées et installées, ce qui en fait le premier programme de commandes artistiques en France. Concernant Morland Mixité Capital, nous avons demandé à Olafur Eliasson et au Studio Other Spaces d’imaginer ce que pourrait être une œuvre d’art tout en haut de cette tour de 50 mètres avec vue spectaculaire sur tout Paris. Il a proposé une installation en deux parties : The Seeing City. Au 15ème étage, un plan miroir horizontal duplique le paysage, inversant la perception et offrant des perspectives inattendues. Au 16ème, un jeu de kaléidoscopes apporte à l'intérieur des images fragmentées et assemblées du ciel environnant. La sensation d’apesanteur est saisissante.

"Grâce à ‘1 immeuble 1 œuvre’, plus d’un million de personnes est confronté, au quotidien, à la création contemporaine."

A travers ce programme, il y avait donc cette envie de rompre avec le caractère "exclusif" des installations artistiques…

L’idée était que diffuser l’art au plus grand nombre suppose qu’on partage les œuvres dans des lieux publics, et pas exclusivement dans un circuit pour initiés. Ces entreprises s’engagent avec l’ambition d’apporter l’art où il n’est pas. A cela s’ajoute une préoccupation des promoteurs immobiliers, véritables fabricants de la ville, qui cherchent le moyen de créer les conditions de lieux d’inclusion, de partage et d’échange… l’art est sûrement le levier le plus puissant pour répondre à cette ambition. Aujourd’hui, "1 immeuble 1 œuvre", c’est plus d’un million de personnes qui au quotidien dialoguent avec la création contemporaine.

Eva Jospin, La Traversée / ©Claire Lemonnier

Depuis son lancement en 2015, le programme a engendré plus de 700 commandes d’œuvres d’art sur l’ensemble du territoire français : de Paris à Marseille, en passant par Pantin ou Amiens. Cela a fonctionné au-delà de vos espérances ?

Quand on lance un projet d’une telle nature, il y a forcément une part expérimentale. Les 13 entreprises présentes dès le début étaient déjà très concernées par la commande d’œuvres d’art et le soutien aux artistes. Le véritable défi, c’était de rassembler des entreprises éloignées du monde de l’art contemporain. Cela signifiait faire œuvre d’évangélisation et de pédagogie du programme. C’est pour cette raison que nous avons créé l’association "Le Club 1 immeuble 1 œuvre" avec plus de 40 entreprises adhérentes. Si on nous avait dit le 16 décembre 2015 que 8 ans plus tard il y aurait 85 entreprises signataires de la charte et plus de 700 œuvres installées, je pense que personne n’y aurait cru ! Aujourd’hui, c’est entre 200 et 250 œuvres d’art qui sont commandées et installées chaque année. C’est un succès fantastique et comme l’a souligné la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak à propos de l’association : "C’est le plus beau club du monde !". [Rires]

"L’art est un puissant facteur de création de lien et de dialogue."

Qu’est-ce qui pousse les promoteurs immobiliers ou les bailleurs sociaux à rejoindre ce programme ?

Les entreprises, parce qu’elles en sont convaincues ou parce qu’elles sont soumises à une pression citoyenne, sont de plus en plus investies dans la société et cherchent des programmes contribuant à l’intérêt général. Un promoteur immobilier fabrique la ville. Aujourd’hui, on la pense différemment d’il y a 15 ou 20 ans… Dans cette approche, on prend en compte l’environnement social, économique, sociétal et architectural. L’art est un des leviers les plus puissant pour produire du commun, c’est-à-dire pour créer du lien entre les habitants d’un même immeuble, d’un même quartier... Quand on est face à une œuvre, chacun porte un regard qui lui est propre et c’est alors qu’on peut échanger voire se disputer et c’est bien de se disputer ! On peut ne pas aimer les mêmes choses ! Par ailleurs, l’art dans la ville c’est bien plus. Au-delà du caractère esthétique, l’art transforme le regard des résidents et des passants sur les lieux qu’ils fréquentent. Pour toutes ces raisons, il y a une forme d’évidence pour ces entreprises de participer à cette aventure.  

Dans un précédent édito, vous avez même parlé de "conversation nationale". Démocratiser l’accès à la création artistique dans les lieux d’habitation, entre autres, est une volonté affichée de rompre avec le plafond de verre qui colle à l’image du monde de l’art ?

Un des objectifs majeurs du programme est de diffuser l’art au plus grand nombre et de le rendre accessible, en particulier à ceux qui n’y ont pas accès. On peut penser qu’"1 immeuble 1 œuvre" ne se concentre que dans des zones très urbaines et privilégiées. Si c’est le cas à Paris, par exemple, avec Beaupassage dans le 7ème où Emerige a installé des œuvres d’Eva Jospin, Fabrice Hyber ou Stefan Rinck, nous installons également des œuvres dans des territoires fragiles où les publics, pour des raisons économiques et sociales, sont éloignés de de la culture. Je pense aux œuvres de Morgane Tschiember à la Courneuve ou Françoise Pétrovicth à Montreuil. L’objectif est d’aller dans tous les territoires, dans toutes les typologies de villes ou d’immeubles.

Prune Nourry / Cracked head / ©Galerie Templon

Plus de 500 artistes, confirmés ou émergents, ont participé au projet, parmi lesquels, Prune Nourry, Dewar & Gicquel, Daniel Buren… Comment se déroule le processus créatif et sélectif ?

Le principe absolu de la charte, c’est : liberté, liberté, liberté ! C’est l’entreprise commanditaire qui décide du mode de sourcing et de sélection de l’artiste. Il y a plusieurs cas de figure. Soit l’entreprise est déjà commanditaire d’œuvres et alors celle-ci dispose d’un réseau d’artistes et parfois même, comme Emerige, une bourse tremplin pour artistes émergents, ce qui leur permet de puiser dans son vivier d’artistes. Soit l’entreprise n’a pas une pratique développée de la commande artistique et alors elle peut avoir recours à un art advisor ou si elle est membre du Club, elle peut s’appuyer sur l’équipe coordinatrice. Dans le cadre du Club nous avons signé un partenariat avec le Comité Professionnel des Galeries d’Art (CPGA) qui, chaque mois, édite une newsletter diffusée à ses 600 galeries membres. Des appels à projets peuvent y être publiés et les galeries font des propositions d’artistes qui leur paraissent les plus à même de dialoguer avec l’architecte et de s’inscrire dans le territoire. Quant à la sélection artistique, soit l’entreprise commanditaire choisit tel ou tel artiste fonction de son adéquation avec le projet architectural ; soit les entreprises présélectionnent trois ou quatre artistes, avec un cahier des charges et forment un jury (composé de salariés de l’entreprise, de l’architecte, d’élus...). Les élus sont d’ailleurs très sensibles à cette démarche. Il y a quelques semaines, le maire de Montpellier, Michaël Delafosse, a annoncé que tout promoteur immobilier qui souhaiterait construire dans sa ville devra commander et installer une œuvre d’art. Je le prends comme une reconnaissance du programme "1 immeuble 1 œuvre" ! [Rires]

"J’ai la conviction qu’agir auprès des jeunes est plus efficace. C’est là que ça se passe."

Y a-t-il des artistes que vous rêveriez de compter parmi "1 immeuble 1 œuvre" ?

Non car la force de ce programme, c’est qu’il est composé d’artistes internationalement reconnus mais aussi d’artistes moins connus ou émergents. L’enjeu principal est de soutenir la création, toute la création.

Daniel Buren - Esprimm/Boulogne-Billancourt ©Emmanuelle Blanc

Vous êtes aussi président du site La Source Garouste à Paris, une association à vocation sociale et éducative par l’art. Pourquoi cet engagement ?

J’ai toujours été engagé, dès mon plus jeune âge, plutôt politiquement, et m’engager m’est toujours apparu comme une démarche naturelle. Le milieu associatif est un acteur de la transformation dont les actions contribuent à réduire les inégalités et où chacun peut être utile. Passionné de culture, j’ai décidé de m’engager dans cette très belle association fondée par Gérard et Élisabeth Garouste qui s’adresse à des jeunes en situation de grande fragilité. Chaque année plus de 13 000 enfants bénéficient d’ateliers de pratique artistique réalisés en binôme par un artiste et un éducateur social. La pratique artistique renforce la confiance en soi et favorise l’épanouissement de ces enfants qui sont confrontés pour la grande majorité à des situations très difficiles. L’art est un levier d’émancipation et nous constatons combien la pratique artistique et le dialogue qui naît entre l’artiste, l’animateur social et l’enfant produit un moment d’une grande richesse pour l’enfant.

Le milieu culturel dans lequel vous avez grandi et évolué a contribué à votre envie de transmettre aux nouvelles générations ?

Il est vrai que j’ai évolué dans un milieu où la culture était très présente. Ma première sensibilité a été aux arts plastiques. Mon arrière-grand-père était un peintre cubiste – Georges Valmier – et très jeune, j’ai été entouré de ses tableaux et confronté à la peinture. J’ai eu cette chance. Mon engagement est probablement né de cela, nourri par l’idée de transmettre au plus grand nombre ce bien essentiel qu’est la culture. Sans culture, il n’y a pas de vie.

Constance Guisset, Bella ©Hugo Miserey

Le 11 décembre prochain se tiendra la 26e vente aux enchères au profit de l’association La Source Garouste (Vente La Source). Pour l’occasion, 53 créateurs (Philippe Starck, Elisabeth Garouste, Jean-Michel Wilmotte, Constance Guisset…) revisiteront la chaise "Belleville" des frères Bouroullec. Chaque année, de nouveaux noms rejoignent le projet…

Oui, par exemple cette année Camille Miceli, directrice artistique de Pucci, s’est prêtée au jeu de revisiter la chaise des Bouroullec éditée et offerte par Vitra. C’est une vente aux enchères caritative dont 100% du produit de la vente servent à réaliser des ateliers pour les enfants. Gérard Garouste contribue également à la vente, réalisant une grande huile pour l’occasion. Tous les créateurs le font bénévolement et répondent présents chaque année en créant et produisant des pièces uniques. Parmi eux, Christian Louboutin, Inga Sempé, Mathias Kiss, Mathieu Lehanneur, Constance Guisset, Xavier Veilhan

Que peut-on souhaiter à l’art ? A la culture ? A la Source ?

Nous vivons dans une société très complexe et bouleversée par des événements qui ont plutôt tendance à nous séparer plutôt qu’à nous unir. La culture est ce lien nécessaire qui tisse les relations entre chacun et chacune d’entre nous. Nous avons besoin de plus en plus d’entreprises, de femmes et d’hommes qui soutiennent la culture et des initiatives comme La Source Garouste. C’est assez trivial mais pour rendre cela possible, il faut des moyens et le soutien des entreprises et des particuliers est essentiel. A cet égard, nous fêtons cette année les 20 ans de la loi Aillagon, véritable exception culturelle française, qui a été et demeure un formidable levier pour encourager la solidarité et la générosité.

Olafur Eliasson Studio Other Spaces / The Seeing City / ©Jérémie Léon
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